6 - ANOMALIES (PARTIE 2)

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Dans un geste familier, la Docteure Aakster remonte ses lunettes en écailles sur son nez et continue la lecture de son rapport. Je n'ai plus le temps de penser aux mots d'Adam Strever.

— ... On observe des signes hémorragiques cutanés au niveau de la mandibule gauche, sur les muscles spinaux et les clavicules. Une zone bleue grisée, d'une longueur de cinq centimètres, se trouve également juste en dessous de la clavicule. De petits signes d'hémorragie sont présents au niveau de l'épaule et de la main droite.

— Tous ces signes hémorragiques vont à l'encontre de la pendaison, c'est exact ? demande Blondell.

Aakster relève les yeux de son dossier et réajuste encore une fois ses lunettes.

— Tout à fait. La victime a bien succombé à une asphyxie par strangulation, mais une pendaison n'aurait pas créé autant de saignements. Les résultats font penser qu'il s'agit d'un étranglement. En plus, les analyses n'ont révélé aucun traitement : pas de benzodiazépines ou d'autres antidépresseurs dans son sang. Aucune trace d'alcool ou de drogue non plus, d'après les résultats préliminaires.

Dans un éclair de pensée étrange, je songe que je serais une candidate idéale pour simuler un suicide. Avec la dose d'anxiolytiques que j'avale chaque jour, mon métier éprouvant et l'arme que je porte toujours sur moi, n'importe qui pourrait faire passer mon meurtre pour un choix de ma part.

— On a également trouvé de la terre sous les ongles de la victime, reprend la légiste. Il est possible qu'elle ait essayé de s'enfuir ou de résister à son meurtrier alors qu'il l'étranglait.

— Des traces de sévices sexuels ? enchaîne le commissaire.

— Non. Je ne pense pas que ce soit le genre du coupable.

— Vous avez trouvé des traces d'ADN ?

— Oui, au niveau des contusions, notamment près du cou, des mains et des vêtements. D'après les analyses, une partie appartient à Owen. L'autre est en train d'être comparée à celle de ses proches, camarades d'université, professeurs, amis, etc.

Blondell acquiesce d'un grognement. À son regard, je devine qu'il brûle de quitter le bureau pour partir à la recherche d'Ethan Devaux lui-même, l'homme le plus proche d'Isabelle Owen. Si son ADN correspond à celui trouvé sur la victime, l'enquête aura été bouclée rapidement, et Blondell récoltera tous les lauriers. Seulement, cela impliquerait que le meurtre ait été commis par un humain... Mon regard se repose sur la légiste. Elle passe quelques pages de son rapport et s'éclaircit la gorge. Elle ne cesse de remonter ses lunettes et glisse des regards à gauche et à droite, comme si elle avait quelque chose d'important, mais de difficile à dire. Je mords mon sourire. Voilà, elle va annoncer à tout le monde qu'une légende a commis ce crime.

— Autre chose ? demande le commissaire, remarquant le silence.

— Eh bien... oui. Au niveau cellulaire. Les analyses sont négatives.

Captant mon regard, elle s'éclaircit la gorge et reprend.

— Nos examens virologiques n'ont détecté aucune trace du virus. J'ai également procédé à un examen histologique, mais je n'ai détecté aucune lésion ou anomalie au niveau des cellules du cœur ou du poumon, les deux endroits où le virus de la magie se manifeste en premier. Au niveau sanguin, nos tests ont révélé des analyses normales, sans taux élevé de lymphocytes. La victime ne présente aucune réponse immunitaire.

— Quoi ?

Tous les regards se tournent vers moi. J'ai déjà saisi le rapport de la légiste. Le souffle court, je feuillette le dossier jusqu'à tomber sur l'analyse sanguine. Elle ne ment pas : aucune trace du virus. Les résultats coïncident presque avec ceux que j'ai reçus la veille. Mon expression incrédule n'échappe à personne. Pourtant, le commissaire Blondell a le bon ton d'ajouter :

— Vous voulez dire qu'Isabelle Owen n'a pas été infectée par la magie ?

Il a beau jouer les candides, un sourire tressaute sur ses lèvres. J'ai envie de le gifler.

— Selon ces analyses, oui, confirme Aakster.

— Refaite-les, m'exclamé-je.

— Je ne le permets pas, Eikenboom.

Le regard perçant de Blondell confronte le mien. Je m'efforce de garder mon calme, mais le papier tremble entre mes doigts.

— La scène empeste la magie. L'empreinte est très claire.

— Et c'est le seul indice dont vous disposez. Avez-vous pensé au fait que le meurtrier ait pu imiter cette magie ?

— Ça n'est pas un simple parfum ! Ça ne s'imite pas, bon sang !

— Rien ne vous prouve qu'une légende n'est pas passée par là bien avant le meurtre. Elle aurait pu y laisser sa trace, et le meurtrier en aurait profité pour passer inaperçu !

Je secoue la tête.

— L'empreinte était trop récente. Elle remonte à la nuit de la mort d'Isabelle Owen, ou elle n'aurait pas été aussi claire. Que faites-vous de la mise en scène ? Des fleurs ? Du jeu d'ombre ?

— Vous remettez en question des faits. Il est évident que notre coupable était prévoyant. Il a non seulement voulu faire passer son meurtre pour un suicide, mais au cas où nous le percerons à jour, il a pris soin de camoufler son crime sous de la fausse magie. Vous vous êtes déplacée pour rien, chasseuse.

J'aimerais lui dire qu'il tire trop vite ses conclusions, qu'il ne se base pas non plus sur des faits, que le mélange de sensations que j'ai perçu sur la scène de crime était intimement lié à Isabelle Owen. Seulement, aucun de mes mots ne pourrait le résonner. Il exulte. Il a son affaire, et il va enfin en tirer la gloire dont il rêve. Pourtant, mon instinct me souffle que nous avons manqué quelque chose. Je vais peut-être me tromper, mais dans ce cas, autant le faire entièrement plutôt que de retourner à Amsterdam avec des regrets.

— Commissaire, repris-je alors qu'il se détourne. Que vous le vouliez ou non, ce sont des chasseurs comme moi qui vous empêchent de terminer dans un lit d'hôpital à perdre peu à peu l'usage de votre corps, puis de votre esprit.

Tout en parlant, je contourne la table pour me replacer face à lui.

— S'il y a une chance, une seule, aussi petite soit-elle, que Owen ait été attaquée et tuée par un mythe, je la saisirai. Je traquerai le connard qui a fait ça jusqu'à lui loger une balle entre les deux yeux pour qu'on soit en sécurité. Menez votre enquête. Cherchez parmi les proches d'Owen, trouvez Devaux. Si vous identifiez le coupable, alors je m'inclinerai. Mais si j'ai raison, le meurtrier ne risque pas seulement de recommencer : il risque de contaminer des dizaines de gens. Alors laissez-moi mener mon enquête de mon côté. Analysez la terre sous les ongles d'Owen, analysez le pollen des fleurs et demandez à ceux qui ont été en contact avec Owen de faire des tests. Le virus ne l'a peut-être pas infectée elle, mais il a peut-être infecté quelqu'un d'autre.

Le monde semble avoir retenu son souffle. Mon regard reste rivé dans les yeux bleus de Blondell. Il aborde toujours un demi-sourire moqueur et je réalise, aussi proche de lui, la raison pour laquelle il m'a toujours paru repoussant. L'odeur mentholée, piquante, brusque de son parfum me rappelle la morsure glaciale de l'hiver et ses mauvais souvenirs.

— C'est bon, vous avez fini ? demande-t-il.

— Uniquement si vous me laissez faire mon travail... commissaire.

Son regard se durcit. Pourtant, devant son équipe, il a la bonne idée de ne rien dire, mais je sais que je vais le regretter.

— Je vous l'ai dit, Eikenboom. Cette enquête a peu de temps, et je refuse de m'éparpiller en fausses pistes, mais vous faire rentrer à Amsterdam alors que vous pouvez m'aider serait idiot. Vous avez vingt-quatre heures pour me démontrer qu'un mythe est coupable du meurtre d'Owen, malgré le manque affligeant de preuves. Passé ce délai, les journalistes seront là, et je ne veux pas qu'ils médiatisent un meurtre de légende si ce n'en est pas un. Si vous échouez, vous vous rangez du côté de la police municipale, et vous suivez ce que je vous dis et mettez toutes vos compétences au service d'une affaire humaine. Et si vous me reparlez une seule fois comme ça, vous dégagez.

Chasseur de LégendesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant