chapitre 1

74 15 45
                                    

La lumière passait sur son visage, répandant une douce chaleur dans tout son corps. Kalhne écoutait d'une oreille attentive le bourdonnement d'une mouche et le grondement lointain d'un avion. Le vent s’engouffra par la fenêtre de sa chambre, et la porte claqua contre le mur, rompant soudain la tranquillité de la pièce. Un petit tas de livres, maintenus en équilibre précaire, s’effondra en cascade, chaque tome poussant le suivant dans une chute inévitable. Elle soupira et se leva, traînant un peu les pieds. Ces livres ne pouvaient-ils pas rester en place ? Pourquoi fallait-il qu’ils la dérangent, alors qu’elle profitait de ce moment unique pour écouter la nature qui s’éveillait en ce début de mois de février ?

Elle ramassait un exemplaire du Bourgeois Gentilhomme lorsqu'un cri retentit depuis le bas de l’escalier. Kalhne écouta attentivement les pas de sa mère, qui montait vers elle. Elle poussa un soupir en la voyant apparaître dans l’encadrement de la porte.

— Il est où, ton frère ?

Kalhne leva un sourcil.

— Je suis censée savoir où il est ?

Sa mère, en manteau et chaussures, ne répondit pas tout de suite. Ses cheveux noirs, ébouriffés, et ses cernes marquées témoignaient de sa fatigue. Kalhne se demanda où elle pouvait bien être sur le point d’aller. Sa mère balaya la chambre du regard.

— Oublie pas de ranger.

Puis elle tourna les talons et descendit. Arrivée au milieu des escaliers, elle éleva la voix.

— Dan est parti, je ne sais pas où.

— Encore ? protesta Kalhne en la suivant dans le couloir.

— Encore, oui… souffla sa mère en sortant. Je vais le chercher.

Kalhne referma la porte derrière elle, le cœur un peu lourd. Son grand frère était encore parti sans explication. Depuis quelques semaines, il avait pris l’habitude de disparaître, partant se promener seul dans la forêt à n'importe quelle heure. Ce qui avait commencé comme un simple goût pour la nature semblait s’être transformé en une sorte de dérive. Et depuis peu, il semblait s’être aussi mis à boire un peu trop. Dan venait d’atteindre l’âge adulte, mais son comportement inquiétait de plus en plus leur mère. Lui qui était autrefois si sage et respectueux semblait s’être transformé du jour au lendemain, comme si quelque chose d'invisible le troublait profondément.

Souvent, sa mère le retrouvait en pleine nuit, endormi au pied d’un arbre dans le parc, une bouteille d’alcool à la main. Kalhne ne s'inquiétait pas outre mesure : ils finissaient toujours par le retrouver. Mais, aujourd'hui, la maison était bien calme.

Elle allait saisir son téléphone pour s'occuper l’esprit, puis se ravisa. Enfilant son manteau bleu clair et ses baskets, elle décida de sortir elle aussi.

Après avoir bien fermé la porte d’entrée, Kalhne se mit à marcher d’un pas serein. Elle traversa la rue et, sans hésitation, posa un pied dans le champ boueux en face, puis un deuxième, avant de se mettre à courir entre les arbres et les buissons. Le vent frais fouettait son visage, mais elle adorait cette sensation. Elle rêvait de l’hiver parfait, celui où la neige recouvrirait la ville et la campagne d’un épais manteau blanc. Elle imaginait courir sur ce tapis moelleux, comme si elle flottait. Mais ce rêve n'était pas pour cette année.

L’hiver ici n’apportait que la pluie, grise et lourde, qui battait sur le trottoir et transformait le champ en un terrain boueux et sans vie. Les gouttes s’intensifièrent soudain, mouillant ses cheveux noirs, qui retombaient en mèches ondulantes sur son front. Elle frissonna. L'idée de rentrer l’effleura, mais elle resta là, debout au milieu du champ, cherchant un abri.

À cet instant, elle aperçut un garçon un peu plus loin, assis seul sous un arbre. Il la fixait d’un regard perçant. Une cabane sommaire, bricolée au-dessus de sa tête, lui servait d’abri. Leurs regards se croisèrent, et un étrange sentiment traversa Kalhne, comme une étincelle inattendue. Tout en elle criait qu’elle devait revenir chez elle, mais elle ne bougea pas. Ce garçon exerçait sur elle une fascination étrange, presque irréelle.

Elle inspira profondément et, au lieu de s’éloigner, elle réduisit la distance entre eux, un pas après l’autre.

Le garçon était assis sur un rocher, vêtu d'un long manteau gris en toile, d’une chemise et d’un pantalon en jean. Ce qui la frappa le plus, c’est qu’il ne portait pas de chaussures.

— Salut, tout va bien ? demanda-t-elle en s'approchant un peu plus.

Le garçon se retourna, comme pour vérifier si elle s'adressait vraiment à lui. Puis, hésitant, il la dévisagea avant de pointer son doigt vers lui, l’air incertain.

— Oui, toi ! insista Kalhne, un sourire amusé aux lèvres.

Il se leva d'un bond. Il était légèrement plus grand qu'elle, avec une musculature qui ne passa pas inaperçue aux yeux de Kalhne. Elle esquissa un léger sourire, malgré la pluie qui ruisselait sur son visage.

— Oh, excuse-moi, répondit-il enfin. Ce n’est pas souvent qu’on m’adresse la parole. Mais… toi, tu es trempée !

Kalhne rit doucement. Elle savait qu’elle dégoulinait de la tête aux pieds, mais pour une raison inexplicable, elle ne se souciait guère de son état.

— Et toi, pourquoi ne portes-tu pas de chaussures ? demanda-t-elle, curieuse.

Le garçon baissa les yeux vers ses pieds nus, semblant presque étonné de leur nudité.

— Je n’en vois pas l’utilité, dit-il simplement. Mais… qui es-tu ?

Elle s’amusa de la question. On lui demandait rarement “qui” elle était au lieu de “comment elle s’appelait”.

— Je m'appelle Kalhne. J'habite de l'autre côté de la route. Et toi ?

— Dia... Diallo, répondit-il, d'une voix légèrement hésitante. Je vis… derrière la forêt.

Il désigna les arbres du doigt, et Kalhne se pencha pour essayer d'apercevoir une maison au loin. Rien, seulement la forêt.

— Joli nom, j’aime bien. Tu viens souvent ici ? demanda-t-elle, enjouée.

— C'est la première fois. Je viens d'emménager, répondit Diallo, toujours sur la réserve.

Elle l'observa attentivement, sentant qu'il était aussi mal à l'aise qu'elle se sentait en confiance. D’ordinaire, c’était elle qui se sentait décalée, comme étrangère au monde. Mais en présence de ce garçon, elle se sentait… différente. Légère.

— Dans ce cas, je t'apporterai des sablés de bienvenue, proposa-t-elle avec un sourire. Mais je préfère ne pas m’aventurer seule dans la forêt. Disons… demain, même heure, même endroit ?

Un sourire timide s’esquissa sur les lèvres de Diallo.

— Avec grand plaisir.

Kalhne sourit et fit demi-tour. Mais avant de partir, elle se tourna à nouveau vers lui.

— D'ailleurs, on doit avoir le même âge… peut-être qu’on se croisera au lycée ?

Diallo ouvrit la bouche, puis la referma, visiblement gêné.

— Non… non, je prends mes cours chez moi.

Elle fronça les sourcils, amusée.

— Vous êtes bien mystérieux, monsieur, lança-t-elle en riant avant de s’éloigner pour de bon.

La pluie s’était enfin arrêtée.

— Et vous… bien différente, murmura Diallo en la regardant s’éloigner.

WICCANE Où les histoires vivent. Découvrez maintenant