Chapitre 1b. Autant se réfugier ailleurs

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Le soir à table, si les parents de Rémi lui avaient demandé ce qu'il avait fait dans la journée, il aurait été bien incapable de leur dire ne serait-ce que le sujet des cours qu'il avait suivis. Ils n'en avaient d'ailleurs même pas le temps, car Rémi ne descendait que lorsqu'on l'appelait pour manger. Sa mère, Agathe, devait crier son prénom à plusieurs reprises avant qu'il ne descende. Son casque sur les oreilles, il lui était volontairement difficile d'entendre lorsqu'il était convoqué pour dîner. Alors quand, parmi les coups d'épée, les sorts lancés pour guérir ses alliés ou terrasser des monstres, la voix de sa mère parvenait à ses oreilles, il disait à ses amis : « Oh, j'crois qu'il est l'heure de manger. Je re dans cinq minutes les gars, à toute. »
Alors il dévalait les escaliers pour être accueilli par l'habituel « Rémi, ça fait quinze minutes qu'on t'appelle. On est rentrés depuis 19h, tu pourrais avoir au moins l'obligeance de descendre nous dire bonjour. C'est pas un hôtel ici. » De la même manière qu'il le faisait en cours, il n'y prêtait pas attention et ne répondait même pas. Sa soeur Sophia était déjà assise à table. De trois ans sa cadette, elle semblait pourtant bien plus mature et réfléchie que lui. C'était l'enfant modèle. Elle avait son petit caractère, mais elle était de nature plutôt calme et ne causait pas de problèmes. Elle faisait ce qui était attendu d'une jeune adolescente de son âge. Alors qu'elle racontait sa journée à leurs parents, Rémi engloutissait son repas en trois minutes, sans la moindre considération pour sa mère qui avait passé plus d'une heure aux fourneaux. Il échangeait à peine quelques mots avec sa sœur avec qui il s'entendait pourtant très bien. Et à moins que son père, Juste, ne lance une conversation sur un sujet politique – la seule chose susceptible de retarder son départ – il s'éclipsait aussitôt. 

De retour dans sa tanière, « Re ! », annonçait-il avec une bravoure toute virtuelle en rallumant son micro. Chaque soir, il retrouvait ses amis sur Teamspeak pour discuter et jouer aux jeux vidéo. Ses amis étaient pour la plupart des gens qu'il n'avait jamais rencontré en personne. Mais au fil des années, à passer en moyenne quatre à cinq heures par jour à jouer ensemble, ils avaient tissé des liens indéfectibles. C'est comme s'il retrouvait ses amis au café du coin. Ils se racontaient tout, les frasques de la journée, leurs amours, leurs emmerdes. Ils étaient de tous les âges et de tous les horizons. Certains étaient au lycée, d'autres étaient déjà étudiants, il y avait des pères et des mères de famille, et même des retraités. Les plus anciens prodiguaient leurs conseils aux plus jeunes, sans jamais manquer de leur rappeler l'importance d'aller à l'école, tandis que les plus jeunes étaient une source de bonne humeur par leur impudence et leur légèreté. Les plus jeunes se distinguaient par leur vivacité d'esprit, leur aptitude à comprendre plus rapidement les choses et surtout le temps qu'ils pouvaient consacrer aux jeux, comme ils étaient dépourvus de toutes responsabilités familiales. Les plus anciens, un peu moins disponibles mais forts de leur maturité, avaient tendance à prendre davantage de responsabilités, à occuper des postes de chefs de guilde ou à être en charge de l'organisation de certains regroupements. Quant à ceux qui étaient vraiment anciens, ils étaient bien souvent à la traîne. Mais les autres joueurs avaient tendance à faire preuve de compréhension et à les épauler comme on le ferait pour eux « IRL » – c'est-à-dire dans la vraie vie. Il s'agissait finalement d'une des rares situations où l'on pouvait trouver un tel mélange des âges, des profils, des origines, sans qu'aucun de ses attributs ne comptent réellement. Ils étaient rassemblés au sein de guildes et la seule chose qui comptait était leur loyauté et leur courage. Au sein de ces communautés virtuelles, ils étaient de vrais frères d'armes. La cohésion et l'entraide étaient les maîtres mots.
Lorsque Rémi se voyait investi de certaines responsabilités au sein de sa guilde, il éprouvait un réel sentiment d'accomplissement – un sentiment qui lui demeurait étranger dans sa vie quotidienne. Qui plus est, Rémi était cet ex-petit gros qui manquait cruellement de confiance en lui. Alors le sentiment de puissance qu'il pouvait avoir sur ses jeux lui permettait de s'extraire de cette condition. Son avatar devenait sans cesse plus fort, il était reconnu par ses pairs pour les prouesses qu'il avait pu accomplir. Il était même parvenu à atteindre les plus hauts niveaux de son serveur, après plusieurs années d'investissement intensif sur ce même jeu – soit des milliers d'heures. Il en était très fier !
Bref, c'était comme s'il menait deux existences, une réelle et une virtuelle. Et c'était la seconde qu'il privilégiait. A ses yeux, cette dernière lui paraissait finalement bien plus tangible que la première. Ou du moins, elle lui semblait bien plus exaltante et palpitante. Il était peut-être né trop tôt pour l'exploration spatiale, mais il était né à l'âge d'or des MMORPG ! Alors, toute sa vie gravitait autour de cette activité. C'était un emploi à plein temps. La seule différence était qu'un emploi lui aurait permis d'être rémunéré et d'acquérir une expérience précieuse à ajouter à son futur CV. A la place, la seule expérience qu'il avait acquise était celle de son assassin, nommé Thesteak, qu'il délaisserait quelques mois plus tard pour rejoindre son ami Paul sur un autre jeu, World of Warcraft. Dans les cours d'éco-gestion qu'il ne prenait pas la peine d'écouter, on appelait ça un investissement à perte. 

Parcours d'un ratéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant