prologue

100 5 18
                                    

« Esmée, réveille-toi ! »

La jeune pirate fut extirpée de son sommeil par une grande secousse et une voix tremblante qui fit vibrer ses oreilles. Elle se retourna dans un grommellement endormi et se retrouva face au visage paniqué de sa mère dont les longs cheveux roux lui tombaient en cascade sur la poitrine. Les yeux remplis d'effroi de la capitaine lui mirent la puce à l'oreille et elle se redressa d'un bond sur son lit.

« Qu'est-ce qui se passe, maman ? »

« Dépêche-toi, il n'y a pas de temps à perdre ! »

La jeune fille s'extirpa de ses couvertures et s'empressa d'enfiler son pantalon abîmé par les combats et les expéditions. Elle entendait les pas précipités des membres d'équipages sur le pont supérieur et leurs cris paniqués.

« Non, il n'y a pas le temps pour ça ! » s'emporta sa mère en lui faisant signe de la suivre.

« Maman, que se passe-t-il ? Je ne bougerai pas tant que tu ne m'auras pas expliqué !

Elle n'avait jamais vu sa mère avec une telle horreur sur le visage, et Dieu savait, s'il existait, le nombre d'ennemis redoutables qu'ils avaient rencontrés et dû combattre depuis qu'elle était née. Sa mère n'avait jamais fait preuve d'une telle émotion, telle qu'Esmée sentit son corps absorber sa panique et son cœur accélérer la cadence.

La capitaine fit volte-face et empoigna avec force les épaules de sa fille. Esmée eut un mouvement de recul, surprise.

« Nous sommes attaqués ! » lâcha-t-elle dans un souffle.

« Quoi ? Et alors ? Ce n'est pas la première fois ! »

Sa mère secoua la tête et lui fit signe de la suivre dans les escaliers. Esmée arrangea en vitesse sa robe de nuit blanche et se précipita à sa suite.

« Tu ne comprends pas ! »

« Alors explique-moi ! »

Les yeux dans les yeux, comme si elle s'apprêtait à lui révéler un fait terrible, la capitaine lui fit comprendre qu'il ne s'agissait pas d'une attaque comme toutes celles qu'elles avaient remportées jusqu'ici.

« On ne gagne pas contre ce navire, Esmée. »

La jeune fille sentit une bille lui tomber au bas de l'estomac et un vent glacial se glisser le long de sa colonne vertébrale, comme si la mort rôdait autour d'elles. Elle n'osa plus poser de questions jusqu'à ce qu'elles aient mis pieds sur le pont où régnait un chaos épouvantable. Les pirates couraient et se bousculaient dans tous les sens en criant comme si leur heure de mort était arrivée. Esmée ne les avait jamais vus agir de la sorte. En temps normal, ils accueillaient les combats comme une nuit de repos après une dure journée de labeur.

« Maman... »

Sa mère lui attrapa la main et l'entraîna au bastingage. Agité par les vagues, un canot l'attendait. Esmée comprit immédiatement et s'arracha à l'emprise de sa mère.

« Non, maman... »

« Il faut que tu t'en ailles, Esmée !

« Non, maman, je ne partirai pas ! Je refuse de fuir sans me battre, c'est lâche !

« Esmée, as-tu écouté ce que je viens de te dire ? On ne gagne pas contre ce navire ! »

« Alors pourquoi rester ? »

« La lâcheté ne fait pas partie du Code des pirates ! Mais toi, c'est différent : tu es ma fille, je ne peux pas les laisser te prendre ; je préfère brûler en enfer pour l'éternité plutôt que ça ! »

Esmée sentit les larmes monter au fur et à mesure qu'elle comprenait. Le canot n'avait pas été apprêté pour elles deux, mais seulement pour la plus jeune. Pendant un instant, elle eut l'horrible impression que le sol se dérobait sous ses pieds et que son cœur se figeait.

La pirate s'accrocha à la veste de sa mère et la supplia du regard de la suivre.

« Viens avec moi ! On a une chance de s'en sortir, viens avec moi ! »

« Non ! Je suis la capitaine, et un capitaine ne quitte jamais le navire sans son équipage ! »

Le regard de sa mère avait été dur, aussi froid que lorsqu'elle dirigeait ses hommes ; Esmée comprit qu'il ne servirait à rien de tenter de lui faire changer d'avis, elle ne partirait pas.

« Maman... »

Un souffle de vent les projeta violemment contre le bastingage. Une douleur explosa dans le bras de la jeune fille et elle perdit l'audition l'espace de quelques secondes. Lorsqu'Esmée rouvrit les yeux, elle se trouvait par terre et son coude était ouvert. Horrifiée par la vue du sang et de la blessure, elle faillit lâcher un cri strident. A côté d'elle, sa mère s'était déjà relevée et l'aida à faire de même.

« Ils sont là ! Il faut que tu t'en ailles ! »

« Non, maman... »

« Je suis désolée, je n'ai pas le choix. Ne m'oublie pas. »

Alors qu'elle s'apprêtait à se lancer après elle, la capitaine donna un coup suffisant à la poitrine de sa fille. Esmée perdit l'équilibre, bascula en arrière et rejoignit les remous de la mer. Lorsqu'elle remonta à la surface, la capitaine avait disparu parmi l'équipage.

« Maman ! Maman ! »

Aveuglée par les larmes de douleur que lui procuraient sa blessure et de tristesse à la froide réalisation qu'elle avait perdu sa mère, Esmée se hissa dans le bateau et se mit à ramer avec toute la force qu'il lui restait, tiraillée par son coude qui lui arrachait des cris désespérés.

De mouvement machinaux, elle s'éloigna du navire sans jamais quitter l'horizon des yeux, les mains serrées sur les rames. Lorsqu'elle osa enfin se retourner, elle vit le Revenge couler lentement et rejoindre les abysses, emportant avec lui ses habitants. Sa maison n'était plus qu'un sombre cimetière maritime. Dévastée par le spectacle atroce, la jeune fille se tordit en deux et laissa court à ses larmes.

Au creux de sa main reposait un médaillon d'or, seul souvenir de sa mère disparue.

au delà des océansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant