Chapitre 2

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Le Sentinelle me pousse à l'intérieur d'un fourgon blindé. Le véhicule est recouvert d'une peinture noire matte. Le symbole rougeoyant d'Austerra brille sans répit, même dans l'obscurité. Ses parois sont renforcées par un acier épais, rendant la carrosserie quasi indestructible. Sur son toit, divers équipements de défense et de surveillance, comme des caméras pivotantes et des capteurs, sont montés. À peine suis-je installée que le moteur de l'engin émet un grondement sourd et bruyant, faisant avancer les pneus massifs. Le regard plongé au-delà des petites fenêtres barrées, je tente de retenir mes larmes. J'observe les habitations modestes s'éloigner petit à petit de mon champ de vision. À l'avant, un autre fourgon ouvre la marche. Eliza est dedans. Du moins, je l'espère.

— Unité 78-KB en route vers l'IRM avec deux mineures indésirables, lâche le conducteur dans un genre de walkie-talkie incrusté à la voiture.

Mon souffle se coupe aussitôt que j'entends ces mots. Indésirables? On nous emmène à l'Institut de Réhabilitation et de Mérite?

L'IRM est un établissement notoire à Austerra. Les enfants de criminels, abattus ou emprisonnés, tant qu'ils sont mineurs, y sont envoyés. Ici, tant qu'une personne n'a pas atteint vingt et un ans, elle est officiellement sous la tutelle du gouvernement.

Les rayons du soleil commencent à percer les nuages lorsqu'au loin j'aperçois la silhouette d'une ville gigantesque. À mesure que nous nous en approchons, les gratte-ciels deviennent de plus en plus imposants, comme s'ils s'étiraient et bombaient leurs torses vitrés pour soumettre le monde à leurs pieds. Les reflets du soleil levant sur les façades de verre scintillent d'une lueur froide, contrastant avec les nuances orangées du ciel.

Quelques dizaines de minutes après s'être engouffrés dans la jungle urbaine d'Austrix, le fourgon se stoppe brusquement. Un Sentinelle ouvre la porte arrière et me pousse à descendre du véhicule. L'air chargé de l'odeur métallique de la ville remplit mes poumons. Je vois Eliza, escortée par quatre gardes, avançant vers le bâtiment nous faisant face.

— Eli ! je m'époumone en sa direction, en secouant son lapin en peluche dans les airs. J'ai chiffon !

Retenue par deux Sentinelles, elle tente de se retourner, en vain. Je l'entends geindre et pleurer mon nom, mais rien n'y fait. Ces hommes font preuve d'un manque d'empathie inébranlable. Ils sont indifférents à notre peur.

Deux mains se saisissent de chacun de mes bras, et nous commençons à avancer vers le bâtiment. Il est fait de briques sombres et s'étire sur une vingtaine d'étages, chaque fenêtre semblant surveiller les alentours comme des yeux indiscrets. De grandes clôtures électrifiées et barbelées encadrent la zone, donnant à l'endroit une atmosphère de prison. Des drapeaux aux couleurs du pays flottent avec fierté de part et d'autre de l'entrée. L'immense porte en acier est surplombée de l'éternel symbole du régime. Sur le toit, des Sentinelles assurent la surveillance du lieu, équipées de snipers et de drones, scrutant chaque mouvement avec une vigilance impitoyable.

Arrivés devant la porte, les deux hommes qui m'ont arrachée de chez moi saluent deux nouveaux gardes avant de les laisser prendre le relais et de tourner les talons. En pénétrant dans la bâtisse, je scrute les lieux pour y repérer Eliza, mais rien. Ne pas savoir où elle a été emmenée et l'imaginer seule dans un contexte comme celui-ci me crispe. Je ne peux pas la rassurer en lui donnant un regard chaleureux, ni m'assurer de sa sécurité.

L'intérieur de l'Institut maintient la même aura sinistre qu'à l'extérieur. Les murs et le sol sont en béton brut. Ce qui, malgré une grande hauteur sous plafond, donne un sentiment d'écrasement, comme si les murs eux-mêmes cherchaient à étouffer toute forme de résistance. Des néons éclairent la pièce d'un blanc froid, projetant une lumière crue et inhospitalière. Chaque pas résonne, venant masquer les grésillements des luminaires.

On me fait entrer dans une pièce dont les revêtements blancs me font plisser des yeux. La pièce semble aseptisée, comme si elle n'avait jamais servi auparavant.

— Entrez, jeune fille.

Une femme en tenue de soignante me fait m'asseoir sur un lit d'hôpital et poursuit :

— Je dois procéder à un examen médical. Nous devons être assurés que vous n'apportez aucun microbe.

Malgré son ton solennel, l'infirmière me porte un regard souriant. Cette forme de compassion m'apporte un semblant de réconfort et apaise un peu ma respiration. Je tente de déglutir malgré ma gorge sèche et pose la question qui me brûle les lèvres :

— Avez-vous vu ma petite sœur ?

— Votre sœur ? Elle marque une pause. Non, je n'ai eu que vous. Allongez-vous sur le dos, s'il vous plaît.

Je m'exécute sans pouvoir cacher ma déception face à sa réponse. Elle monte la manche de ma robe de nuit que je n'ai pas pu quitter et serre un élastique au haut de mon bras. De ses doigts fins et gantés, elle tapote délicatement le pli de mon avant-bras. Elle prend une seringue et cette vue provoque en moi un réflexe d'appréhension. Je retire aussitôt mon bras et me recroqueville sur moi-même.

— Ne t'inquiète pas, je dois seulement prélever un échantillon de ton sang pour m'assurer que tu es en bonne santé, dit-elle en mettant sa main sur mon épaule. Tu n'auras pas le temps d'épeler Austerra que ce sera déjà fini.

Son ton est rassurant et presque maternel. Je pousse un soupir, lui donne mon bras et ferme mes yeux aussi fort que possible.

— Pensez à ce que vous aimez le plus au monde.

Ce que j'aime le plus au monde ? Les dessins que ma sœur me fait pour regagner mon amitié quand je lui fais la tête. Les œufs brouillés de papa. Les douces mélodies que maman chante le matin en époussetant les vieux meubles du salon. Mais je n'ai plus tout ça. Et je n'aurai plus jamais rien qui s'en rapproche. J'aimerais pouvoir remonter le temps, prévoir la visite des Sentinelles et m'assurer que nous sommes dans le vert. Que rien ne puisse faire exécuter mes parents comme les plus grands criminels de la ville.

— C'est tout bon pour la prise de sang.

J'ouvre les yeux et sur mon bras, un petit pansement recouvre l'endroit où l'aiguille est passée. En effet, je n'ai rien senti. Sa délicatesse a l'air d'être son plus grand atout. Je me demande ce qu'elle fait dans un endroit pareil mais je ne m'en plains pas. L'infirmière pose sur le lit une petite pile de vêtements tout noirs et ajoute :

— Il faut maintenant aller te décrasser un petit peu et te rendre présentable pour Madame Sterling.

Elle se lève de son petit tabouret tournant et se dirige vers une porte que je n'avais pas vue tellement elle se fond dans le blanc des murs, et me fait un signe de la tête de la suivre. Elle m'ouvre et met gentiment sa main dans mon dos pour me faire entrer dans la salle de bain. Mes yeux s'écarquillent. La douche est d'une modernité dont je n'ai pas l'habitude. J'entends la porte se refermer et lorsque je me retourne, je constate que je suis seule dans la pièce.

Je me défais de mon habit de nuit gris et me dirige à l'intérieur de la douche. Aussitôt dedans, la porte vitrée se referme toute seule et un écran intégré à la paroi s'allume.

— Ne pas bouger. Scan en cours. Ne pas bouger. Scan en cours, répète une voix féminine artificielle.

Je m'exécute et me fige sur place. Quelques secondes plus tard, la voix annonce le résultat.

— Paramètres vitaux normaux. Aucune substance illicite détectée. Début du nettoyage dans dix secondes.

Après les cinq minutes de douche chronométrée, j'enfile les vêtements mis à ma disposition. Un jogging noir, un t-shirt noir et une veste noire, sans capuche, avec dans le dos le triangle rouge. Sur la manche, j'y vois inscrit « TH089-A ». Je n'ai pas le temps de réfléchir à sa signification que la porte de la salle de bain s'ouvre en grand.

— Vous allez être en retard, jeune fille.

Son ton grave, en contradiction avec sa voix douce, me fait sortir d'un pas rapide. Elle prend mon poignet et y attache un bracelet métallique avec le même matricule inscrit dessus.

— Bon courage Elara.

AUSTERRAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant