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Noah s'étira avec paresse. Cela faisait plus d'une semaine qu'il travaillait aux côtés du président, et comme ce dernier le lui avait dit, son travail n'avait pas vraiment changé. Sa seule contrainte était de suivre Monsieur Aronson dans tous ses déplacements. Mais le plus difficile restait de devoir vivre sous le même toit que lui. Comment pourrait-il en être autrement ? Vivre avec son patron ne pouvait être que lassant. Bien que Aronson lui ait dit de se sentir à l'aise, Noah avait du mal à se détendre en présence d'un homme tel que lui, surtout après leurs premiers échanges. Ces derniers s'étaient terminés par une phrase qui, même aujourd'hui, lui donnait envie de vérifier une cinquième fois que la porte de sa chambre était bien verrouillée :

"Et quant à votre question sur la légalité, c'est bien la question la plus stupide que l'on m'ait posée."

Une petite vague d'angoisse s'installa au fond de son esprit. Et si les rumeurs selon lesquelles Aronson Corporation trempait dans des affaires douteuses se justifiaient simplement par le fait de rester aux côtés du président en chef ? Après tout, même une organisation aussi puissante que celle-ci avait rencontré de grosses difficultés lorsque le monde était au bord de l'extinction. Alors, où avait-elle trouvé les fonds suffisants pour s'approvisionner en vivres et en matériel pour découvrir un remède ? Et comment se faisait-il qu'elle n'ait eu besoin de l'aide de personne (à part l'État, qui leur avait laissé carte blanche pour distribuer en masse leur Saint Graal) pour gérer cette distribution ? D'où provenaient les fonds ? Les tests du produit avaient-ils été correctement documentés ? Aronson avait présenté son remède au monde entier sans que cela ne soulève de questions. Et dans un contexte de crise, ils avaient toutes les occasions de faire ce qu'ils voulaient sans en subir les conséquences. Il suffisait de connaître les bonnes personnes, de serrer quelques mains, d'en graisser d'autres, d'avoir un sens aigu des affaires... et une soif de réussite inextinguible. Est-ce que...

Noah fut interrompu dans ses pensées par une pile de documents qui venait d'atterrir sur son bureau avec suffisamment d'élan pour que quelques feuilles tombent sur le sol brillant. Il les ramassa calmement avant de se redresser sur sa chaise, de poser les feuilles manquantes sur le tas et de croiser le regard vert, devenu (malheureusement) presque familier, du jeune président. Celui-ci resta dans sa position, certes peu confortable, mais imposante, penché au-dessus du bureau pour le dominer de toute sa taille.

— J'ai appelé, dit-il.

— Certainement.

— Tu étais parti où ?

— Nulle part, Monsieur.

— Noah, je croyais qu'on s'était mis d'accord sur le tutoiement. Ça me met mal à l'aise d'être aussi distant avec quelqu'un qui partage mon espace privé.

— Je vais ranger mes affaires dès ce soir, dans ce cas.

Aronson ne sembla pas apprécier la blague et se contenta de se masser légèrement la nuque avant de reprendre :

— On nous attend. Il faut y aller.

— Je viens avec vous, Mons...

Regard sévère.

— Yuri.

— Évidemment.

Noah jeta un coup d'œil à l'horloge.

— À cette heure-ci ?

L'homme ne prit même pas la peine de répondre et partit avec un regard las vers l'ascenseur. Noah poussa un léger soupir de résignation avant d'attraper son attaché-case et de suivre son jeune patron.

Et voilà où vont mes heures de sommeil.

— Pourquoi sommes-nous là ?

Noah avait posé cette question avec tout l'épuisement et l'exaspération qu'il avait accumulés ces derniers jours. Aronson lui rendit une expression neutre, sans bavure.

— On mange.

— Dans un restaurant ?

— En effet.

— On ne mange jamais dans un restaurant.

— Ça fait à peine une semaine que tu travailles pour moi, et tu crois déjà pouvoir dire ce que je fais ou non ?

Sa voix semblait amusée. Noah, quant à lui, voulait rétorquer qu'il ne s'agissait pas d'une simple semaine, mais bien d'une semaine et demie qu'il était devenu son grand serviteur. De plus, cela avait amplement suffi pour cerner l'homme en face de lui. Car, qu'on le croie ou non, Aronson était un homme très routinier. Et sortir manger au restaurant ne faisait pas partie de sa routine. Toutefois, Noah jugea qu'il valait mieux ne pas insister, car cela aurait pu lui coûter cher. Il choisit donc l'option la plus sage et resta stoïque et silencieux jusqu'à ce qu'on leur amène la carte.

Carte qui, d'ailleurs, n'arriva jamais. Les plats se succédèrent, et à chaque fois, Noah cacha un peu mieux sa surprise. Tandis qu'il mâchait difficilement un plat dont la texture lui évoquait vaguement un chou à la crème, il surprit le regard de son patron.

— Tu n'as pas l'air d'apprécier.

Ce n'était pas une question, mais Noah ne pouvait pas laisser ce commentaire sans réponse sans éprouver un certain malaise.

— La nourriture sophistiquée n'a jamais été trop mon fort.

Aronson regarda son assiette, qu'il avait lui-même à peine touchée.

— Je vois, dit-il pensivement.

Il observait son plat comme s'il s'agissait d'une énigme longuement étudiée, dont il ne comprenait le fonctionnement que maintenant. Un sourire se forma sur son visage.

— C'était donc ça.

Sans un mot de plus, il se leva de sa chaise et partit. Noah comprit que son repas s'arrêtait là.

Les deux hommes marchaient à bonne distance, Noah veillant à garder une certaine marge avant de se risquer à poser une simple question :

— Attendions-nous quelqu'un aujourd'hui ?

Aronson s'arrêta.

— Pourquoi cette question ?

— Le restaurant.

— Encore cette histoire de restaurant ?

Il n'y avait pas que ça. Pendant tout le temps passé au restaurant, Aronson n'avait cessé de fixer la porte, comme s'il attendait quelqu'un de plus.

— Disons simplement que ce soir était une expérience qu'il me fallait mener pour éclaircir un certain problème.

— Et l'avez-vous éclairci ?

Soudain, Aronson eut un regard profond et intense. Ses yeux, habituellement d'un vert émeraude, étaient désormais aussi sombres qu'une forêt sous la pluie. Un vert foncé légèrement relevé par ce qui semblait être... du jaune ? L'instant se figea.

— Je ne sais pas, dit-il enfin.

Puis, comme si le mauvais sort avait été levé, la tension se dissipa, et l'air devint plus respirable. Noah le suivit jusqu'à la voiture, et ils rentrèrent tous deux dans le luxueux logement où ils vivaient désormais.

Not an Omega (FR)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant