Après cette rencontre, j'ai progressivement cessé de penser à mon père biologique. Quand il me venait à l'esprit, je n'éprouvais aucune peine. Au fil du temps, je développais un caractère fier et une carapace solide. Je me refermais sur moi-même, m'isolant de plus en plus pour me protéger.
Cependant, des questions persistantes me hantaient, des questions auxquelles j'avais besoin de réponses. Mais je savais que je ne les trouverais pas auprès de ma mère. Nous parlions à peine. La seule personne vers qui je pouvais me tourner, celle qui semblait m'accorder un peu d'importance, c'était ma grand-mère. Notre relation s'était renforcée lorsque sa vue avait commencé à décliner. Je pouvais tout supporter, mais voir cette femme si forte perdre peu à peu ses repères à cause de sa cécité naissante me déchirait le cœur. C'était une femme très forte et elle restait solide même dans cette épreuve. Elle ne s'appitoyait pas sur son sort, se refusant de susciter la pitié des autres.
Son seul regret, et son point faible, était de ne plus pouvoir exercer son métier de couturière qu'elle aimait profondément. Malgré cela, elle supervisait encore son atelier avec une précision inébranlable, donnant des instructions rigoureuses à ses employées pour s'assurer que le travail soit toujours impeccable. Même sans pouvoir coudre elle-même, elle continuait de gérer son petit atelier, où étaient exposées les créations réalisées sous sa direction attentive.
C'est ainsi que, lorsque je n'avais rien à faire, je passais du temps avec elle, des fois pour lui filer un coup de main à l'atelier si besoin. Surtout pendant les vacances. Pendant que ma demi-sœur, du côté maternel, passait ses vacances chez son père, et que mes cousins partaient du côté paternel, je restais seule avec mes grands-parents. En vérité, cela ne me dérangeait pas. Je préférais rester en retrait, loin des autres, car je me sentais mal à l'aise au milieu des gens. Et de toute façon, à la maison je ne dérangeais personne. Je me faisais à peine remarquer.
Au fil des jours, alors que je restais à ses côtés, je sentais que ma grand-mère m'accordait de plus en plus d'attention, comme si elle commençait à remarquer cette solitude que j'ai enfoui en moi. Je pouvais lire la peine qu'elle ressentait pour moi. Je savais déjà que c'était une femme extraordinaire pleine d'empathie pour les autres. J'avais plus de facilité à parler avec elle. Elle était plus avenant à mon égard et je commençais à me sentir comme sa préférée. Pour la première fois, je sentais que je nouais un lien solide avec un membre de ma famille depuis le décès de Cal. Je sentais que je pouvais lui parler de mon mal-être sans être ignorée. Je remarquais qu'au fil de nos discussions, elle me prêtait attention et je ressentais son engagement à me faire me sentir moins seule et aussi à m'aider à m'ouvrir un peu plus aux autres. Je sentais que je pouvais de mieux en mieux lui parler sans tabous.J'approchais de mes quinze ans et attendais ce moment avec impatience. Depuis la mort de mon beau-père, Cal, je n'avais plus jamais eu de fête d'anniversaire. Ma demi-sœur et ma mère, en revanche, fêtaient souvent leur anniversaire ensemble, car leurs dates étaient très proches. Ainsi, pour leurs quinze et trente-cinq ans - j'en avais onze à ce moment-là - elles avaient organisé une grande fête commune, digne d'une grande célébration.
De nature solitaire et peu friande des grands rassemblements, je n'avais jamais vraiment envié ce genre d'événements. Cependant, cette fois-là, je ne pus m'empêcher de ressentir une pointe de jalousie en voyant le moment de complicité que ma demi-sœur et ma mère partageaient. Bien que je sache que je n'aurais jamais droit à une fête aussi grandiose, j'ai fait promettre à ma mère une chose : pour mes quinze ans, j'aimerais avoir une petite fête moi aussi, même si ce n'était qu'une simple célébration en famille, juste en mon honneur. Même si je savais que ma mère ne tenait pas toujours ses promesses, je gardais l'espoir que cette fois serait différente.
Pourtant, comme je le craignais, les choses ne se passèrent pas comme prévu. Ce n'était pas un manque d'effort de la part de ma mère ou un oubli volontaire, mais plutôt le résultat d'une malchance inattendue. Ma famille sortait tout juste d'une période éprouvante. Ma mère venait de terminer un traitement après une sérieuse maladie, et bien que sa santé se soit améliorée, l'énergie de la maison n'était plus la même. La fatigue persistante et les séquelles de cette épreuve laissaient peu de place à l'organisation d'une fête. Tout le monde semblait encore sous le coup de l'inquiétude, soucieux de retrouver un équilibre. Les discussions tournaient autour des rendez-vous médicaux, des précautions à prendre, et des espoirs de rémission complète. Dans cette ambiance lourde, toute célébration paraissait déplacée. Mes attentes de fête avaient été anéanties par les circonstances.
Cependant, même si ce jour ne fut pas marqué par une grande fête, il n'était pas complètement dénué d'attention. Ce matin-là, ma grand-mère, que j'appelais tendrement Mamie, avait pensé à moi. Dès l'aube, Mamie était sortie dans notre jardin pour cueillir l'une de mes fleurs préférées. Elle coupa une belle tige de lauriers roses fuchsia, une des variétés que j'affectionne le plus pour ses couleurs vives et ses pétales délicats. Elle avait choisi avec soin - malgré sa malvoyance grandissante - une branche dont les fleurs s'ouvraient à peine, encore fraîches de rosée matinale, leurs teintes éclatantes contrastant magnifiquement avec la verdure alentour. Elle se rendit dans ma chambre et, avec un sourire bienveillant, me tendit la fleur en me souhaitant un joyeux anniversaire. Ce geste simple, mais si empreint de sens, réchauffa instantanément mon cœur.
À cet instant, je compris quelque chose d'essentiel : même si les grandes célébrations m'échappaient, je n'étais pas seule. Mamie, par ce petit acte de tendresse, venait de me rappeler que je pouvais compter sur elle. Pour moi, cette fleur signifiait bien plus qu'un simple cadeau. Elle représentait une présence réconfortante dans ma vie, la preuve qu'il y avait désormais quelqu'un sur qui je pouvais véritablement compter, même dans les moments de solitude.Désormais plus proche de ma grand-mère, je savais que je pouvais enfin obtenir des réponses aux questions qui me hantaient depuis des années. Des questions que je n'avais jamais osé poser ouvertement, mais qui, au fond de moi, ne cessaient de résonner, attendant le bon moment pour sortir de l'ombre. J'avais toujours ressenti un profond sentiment de rejet, une douleur sourde qui, malgré les années, ne s'était jamais vraiment estompée. Ce sentiment pesait sur mon cœur comme un secret mal enfoui.
Un jour, alors que j'écoutais discrètement une conversation tendue entre mon grand-père et ma mère, j'avais entendu quelque chose qui m'avait bouleversée. Dans un échange où les mots s'étaient échappés sans filtre, mon grand-père avait reproché à ma mère de n'avoir pas fait plus que le nécessaire pour interrompre sa grossesse lorsqu'elle avait appris qu'elle était enceinte de moi. Cette révélation m'avait frappée en plein cœur, comme un coup inattendu, mais je n'avais jamais osé en parler à qui que ce soit. À l'époque, j'étais encore trop jeune pour saisir toute la portée de cette information, mais je savais instinctivement que j'avais découvert quelque chose de profondément douloureux.Depuis ce jour, cette vérité cachée se mêlait à mes sentiments d'abandon et de rejet, formant une sorte de puzzle émotionnel que je n'arrivais pas à résoudre seule. Pourquoi ma mère avait-elle voulu se séparer de moi avant même ma naissance ? Quelle était l'histoire derrière cette décision, et surtout, quelles en étaient les conséquences sur notre relation actuelle ?
Alors que je partageais des moments plus intimes avec ma Mamie, je sentais que le moment était venu d'obtenir des réponses. Ma grand-mère était la seule personne en qui j'avais suffisamment confiance pour poser ces questions si lourdes de sens, la seule qui pourrait peut-être m'apporter une lumière sur cette période de leur vie dont je ne savais rien. Il y avait une forme de sérénité chez Mamie qui rendait ces conversations possibles, un espace sûr où je pourrais dévoiler mes inquiétudes sans craindre d'être repoussée ou jugée.
Je savais que ce ne serait pas une conversation facile, mais je sentais que les circonstances étaient réunies. J'avais besoin de comprendre ce qui s'était passé, non seulement pour apaiser mes doutes, mais aussi pour avancer et, peut-être, reconstruire ce lien fragile avec ma mère.
VOUS LISEZ
Victime d'une injustice
NonfiksiJe repensai à ces moments de ma vie avec une profonde mélancolie, et des larmes silencieuses perlèrent sur mes joues. Chaque souvenir ramenait avec lui un flot d'émotions que j'avais tenté d'enfouir. Un soupir d'incertitude m'échappa alors que je me...