— Vu votre âge, 40 ans, vous avez ce qu'on appelle une grossesse gériatrique. Alors ça fait quoi de savoir que le corps médical vous prend pour une grand-mère ?
Je ne réponds rien, médusée.
— Pardon, j'ai l'impression que vous êtes un peu tendue non ?
Okay, oui, c'est vrai : je suis un peu tendue. Amzar n'aime pas ça. Il suréagit.
— Nan, mais tout vaaa bien. Pas d'inquiétude !
— Ah bon ?
— Oui... C'est juste une toute petite grossesse à risque...
Okay. Bon.
— À risque ? C'est-à-dire ? Plus de risque que la vie en général ? Genre plus que : « je risque peut-être un jour de me faire écraser par un frigo qui tombe d'un toit, mais c'est quand même très peu probable ? »
— C'est un peu plus spécifique que ça. La grossesse gériatrique augmente de beaucoup les complications possibles.
La carapace zen d'Anis se fissure un peu. Il ouvre sa bouche pour la première fois depuis le début du rendez-vous :
— Est-ce que vous pouvez arrêter de dire ce mot-là ? Gériatrique ?
— Vous préférez tardive ?
Là, c'est moi qui réagis :
— Oui, c'est mieux oui.
Mais je reste sur mes gardes, tel un chat échaudé, et je demande :
— C'est quoi exactement les complications ?
Ça, c'est le genre de question, tu la poses d'abord tu serres les fesses ensuite.
— Augmentation du risque de fausse couche, du risque d'anomalie chromosomique, du diabète gestationnel, de l'hypertension artérielle, de prééclampsie... Et à la naissance, risque que le bébé soit prématuré, dans une mauvaise position, et en sous-poids.
Ce n'est plus une liste là, c'est une encyclopédie. J'ai joué au Bingo des mauvaises nouvelles et j'ai gagné, on dirait. Je me tourne vers Anis qui me répond d'un sourire digne du meilleur des anxiolytiques. Je reprends mes esprits et m'accroche à la branche la plus proche :
— Mais jusque là tout va bien ?
Amzar a l'œil qui frise. Il est reparti pour détendre l'atmosphère et ça ne va pas le faire. Je précise pour le stopper :
— La version sans blague s'il vous plait.
— Vous êtes sure ?
Mon regard lui signifie que oui.
— En fait pas vraiment, la clarté nucale est de quatre minimètres. Cela signifie que le risque de trisomie est réel. Il va falloir faire une prise de sang pour en savoir plus.
Mon cœur bat fort dans mes veines et moi un truc se pop dans mon cerveau. Je panique si fort que je suis complètement impassible de l'extérieur. Mes plombs ont sauté :
— Si c'était pas possible d'avoir un bébé à mon âge, fallait me le dire avant parce que là je peux plus reculer. C'est trop tard. En plus j'ai entendu ses maracas : c'est trop mignon ! C'est plus possible de me dire ça maintenant !
Amzar et Anis me regardent avec le même air affligé.
— Je n'ai jamais dit ça voyons !
— Oui, Juliette, calme-toi, ça va aller.
Les hommes : détestent le drame, mais sont toujours à la source du dit drame.
— Je suis très calme, j'aimerais juste que ma vie arrête de partir en tempête de merde dès que je mets un pied dans ce cabinet !
Amzar prend son air de tout va bien aller qui commence vraiment à me courir sur les nerfs, puis annonce, croyant me rassurer :
— Faut voir le bon côté des choses. La grossesse tardive c'est comme un jeu vidéo avec des méchants à éviter et... L'interdiction de manger des choses trop sucrées ou trop grasses. Je vous assure ça peut-être fun si on le prend avec philosophie.
Pour l'instant, je n'ai qu'une philosophie : lui faire bouffer son spéculum.
Sans doute, cela aurait été le bon moment dans ma vie pour me conduire comme une adulte. Sans doute, mais en sortant du cabinet de chez Amzar je fuis comme une ado en enfourchant un vélib. Je pédale comme une acharnée, je me dis que le vent qui me fouette le visage va peut-être m'éclaircir l'esprit. Spoiler alert : ça n'éclaircit rien du tout. Anis a été pris par surprise et il tente comme il peut de ne pas se faire semer. Il tente de prendre un vélib lui aussi, mais j'entends les bip bip de sa carte qui signifient que... ce n'est pas son jour. Il crie « Juliette c'est rouge » ! Mais moi je n'en ai que faire de ces recommandations. Paris ce n'est pas pour les faibles. Et moi je refuse d'être faible.
— Juliette !!!!!!
C'est la dernière chose que j'entends avant de voler au-dessus de mon vélo. J'atterris par terre sans avoir pu amortir ma chute avec les mains. J'ai choisi de les utiliser pour protéger mon ventre. Je n'aurais jamais cru que j'aurais pu faire passer mon nombril avant mon visage, mais... Des gens s'attroupent autour de moi. Y compris le cycliste qui m'a barré le passage et provoqué ma chute. Je ne peux pas lui en vouloir c'est 100 pour 100 ma faute. Anis arrive enfin. Il a l'air d'avoir eu encore plus peur que moi.
— Ça va ? T'as mal où ?
J'essaie de retenir mes larmes. Ça me fait mal à l'intérieur et à l'extérieur. J'ai les yeux qui picotent et le cœur qu'on passe à la broyeuse. J'ai aussi envie de vomir, mais ça, je ne sais pas si c'est le choc ou les nausées.
— Partout. La vie me fait mal de partout.
Les bedeaux s'écartent de moi, ils voient bien que mon cas relève plus de l'urgence psy que des urgences tout court. Anis, lui, reste près de moi.
Comme toujours. Il tente pour me rassurer un :
— Ca va aller...
— Je veux pas que mon enfant il soit pas capable de faire de maracas parce qu'il a un truc de cou trop grand.
— Je suis sure que tu géreras quoi il arrive. Tu gères toujours tout.
— Pas là.
— Même avec de l'aide ?
Je ne sais pas si c'est la chute, mais je ne suis pas sure de comprendre.
— De quelle aide tu parles ?
Anis, lui, sait exactement ce qu'il voulait dire :
— Juliette, si tu le veux aussi, je crois que je voudrais bien être son père à ce bébé maracas.
Je ne pensais pas que cette journée pouvait devenir encore plus compliquée.
NOTE DE L'AUTRICE : Ce chapitre est publié le soir d'Halloween, mais ça fait encore plus peur qu'un fantôme non ?
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Pas de Son Age
Chick-LitJuliette, 39 ans et demi a une vie parfaite, un job qu'elle adore, des amis qui l'entourent, un bar qu'il lui fait des Spritz exactement comme elle veut, et une famille indigne qu'elle arrive - la plupart du temps - à éviter. Le bonheur. Sauf que to...