Arrêt de bus: 4

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Samedi 9 Décembre

Il a neigé aujourd'hui, exactement pendant la nuit. Le sol est recouvert d'un manteau blanc et immaculé. Les sapins aussi ont leurs branches recouvertes de cette si singulière matière. C'est beau. La neige m'arrive à la cheville, j'ai du mettre des bottes fourrées. Heureusement il n'y avait pas de vent donc la neige s'est contentée de tomber droit. Le banc de l'arrêt n'en est alors pas couvert. Mais il est gelé et mes fesses n'apprécient pas vraiment. La buée qui sort de ma bouche est plus épaisse.

J'ai entendu le bruit de la neige craquant sous la semelle et j'ai relevé la tête. L'homme est arrivé. Il s'est assis exactement à la même place que d'habitude et comme d'habitude n'a rien dit. Il a allumé une cigarette avec son allumette et a soupiré de satisfaction. Je me demande s'il s'est retenu tous ces jours passés en ma compagnie. C'est peut-être le cas. Je commence à penser que j'aimerais bien lui parler. Son regard est plus froid que la neige elle-même mais je peux déceler de la gentillesse dedans. Je me demande quel genre d'homme il est.

Je le détaille un peu plus chaque jour. J'ai remarqué qu'il a des pommettes plutôt marquées qui lui affinent le visage et cette mèche blonde rebelle qui lui tombe constamment sur le front.

Son bus arrive. On voit ses phares dans la brume et on entend son grondement au loin. Tant pis, j'en apprendrais peut-être plus la semaine prochaine.

L'homme l'a vu aussi. Il finit sa cigarette puis la jette d'un mouvement négligé dans la neige où elle s'éteint immédiatement. Moi je fronce les sourcils et pince les lèvres avec désapprobation. Je n'aime pas les gens qui jettent leur cigarette par terre. Ca pollue et puis lorsqu'il y a une poubelle juste à côté, ils pourraient faire un effort. Mais ce n'est pas à moi de la ramasser, c'est à lui de s'en rendre compte. Mais s'il ne le fait pas je le ferais moi même.

Le bus s'arrête en poussant un long soupir, comme un animal imposant exténué par sa course. L'homme se lève et sort son portefeuille. Il me jette un dernier coup d'œil avant de partir. Il remarque mon regard et le suit. Puis sans rien dire il se baisse et attrape son mégot qu'il met à la poubelle. Je le regarde avec surprise alors qu'il se retourne. Il a gardé son regard froid mais un rictus a étiré la commissure de ses lèvres quelques instants. C'était furtif mais je l'ai vu.

Il monte dans le bus et s'assoit à l'arrière comme à son habitude. Moi, je le regarde partir.

Mardi 12 Décembre

Je me rend compte que c'est bientôt Noël. Je n'ai pas encore acheté de cadeaux pour mes proches. Je ne suis pas très organisée. J'ai fais commande de mon sapin par contre. Je l'aurais le 20. Ma famille arrive le 21. Il y a intérêt à ce qu'il n'arrive pas en retard ou j'aurais encore des réflexions comme l'année dernière. Je n'aime pas qu'on me dise ce que je dois faire.

Il neige toujours. Quand je me lève le matin je vois les flocons, qui comme des pétales blanches, volètent dans l'air au rythme des alizés et s'épanouissent sur le sol après leur descente. Sur mon chemin jusqu'à l'arrêt, il ne cesse de neiger. Beaucoup me tombent sur le nez et les joues, ma peau est si froide qu'ils ne fondent pas. Je souffle un bon coup et la buée qui en ressort écloe dans l'air comme une fleur de printemps. Je m'assois sur le banc gelé et j'attend. Qu'est ce que j'attend en fait? Je ne sais pas. C'est étrange, j'ai vraiment l'impression d'attendre quelqu'un mais je n'ai rendez-vous avec personne.

Et puis je me souviens.

J'attend cet homme. Cela fait quelques semaines que j'ai cette routine et il en fait maintenant entièrement parti. C'est rassurant dans un sens. C'est comme si il me disait que tout était normal que cela allait être une journée comme j'en ai eu tant d'autres. Et puis je ne suis plus seule.

Ca y est il arrive. Il marche d'un pas tranquille et s'assoit tout aussi tranquillement. Tout inspire la sérénité en lui. Il allume sa cigarette avec son allumette et prend quelques bouffés. Puis il souffle la fumée, la tête en arrière, et la regarde se dissiper en tourbillons avec une étrange fascination. Son regard devient vague. Il est perdu dans ses pensées. Moi, j'en profite pour le regarder une nouvelle fois.

Ses yeux noisettes sont plus clairs que d'habitude. Ils en sont presque dorés. Est-ce à cause du mauvais temps ou bien parce que ses pensées s'égarent sur quelque chose d'agréable? Il ne m'est pas souvent donné de voir une telle jolie couleur. Les miens sont verts. Juste verts. Pas vert prairie, ni vert émeraude...Juste vert. Un vert si banal qu'on l'oublie juste après l'avoir vu. Si normal qu'il n'a pas d'appellation spéciale. Je déteste mes yeux. J'aurais aimé avoir ceux de ma mère, d'un bleu céruléen à la profondeur abyssale. Je suis sûre que c'est de ça que mon père est tombé amoureux. Moi je suis banale.

Banale comme ma vie.

Des idées noires s'installent dans ma tête. C'est si facile de changer d'humeur. Il ne suffit d'un rien, une petite poussée et ça y est. Je n'arrive pas à penser à quelque chose d'agréable. J'ai presque l'impression d'être lunatique. Peut-être est-ce le mauvais temps qui me donne le cafard, ou plutôt qui m'aide à l'avoir. Là, tout de suite, j'aimerais bien un peu de soleil. Juste un rayon lumineux me suffirait. C'est débile de déprimer là-dessus. Je suis fatiguée sans doute, je n'ai jamais été du matin.

Son bus arrive. Il se lève et inspire la fumée jusqu'au plus profond de ses poumons. Puis il la recrache presque avec regret. Je le vois me jeter un regard du coin de l'œil. Il lève lentement le bras et jette son mégot dans la poubelle. Il attend quelques secondes sans bouger. Il veut que je vois ça. Il monte dans le bus sans me regarder et ce dernier démarre.

Moi je souris. A cet instant, c'est lui mon rayon de soleil.

Merci.

Arrêt de busOù les histoires vivent. Découvrez maintenant