Arrêt de bus: 7

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Dimanche 25 Décembre

Ce matin on a reçu les cadeaux. C'est une tradition dans la famille. Le 24 Décembre nous faisons le réveillon et pendant la nuit on se lève pour déposer les cadeaux pour donner encore l'illusion du Père Noël. J'ai reçu des cadeaux de la part de maman. Des boucles d'oreilles en rubis, discrètes mais élégantes. J'ai souri malgré moi en les voyant. Je lui ai envoyé un message car je ne lui avais pas parlé depuis notre dispute. "Merci pour le cadeau, Joyeux Noël. Ruby." C'est sobre mais efficace. Je n'allais pas lui envoyer LE message d'amour. Je suis encore fâchée.

Mais revenons au sujet principal de ce journal. Hier mon père m'a amené chez le médecin pour me prescrire des médicaments. J'ai essayé de le retenir car je sais me soigner toute seule mais il n'a rien voulu entendre. En plus Il a encore plus neigé que d'habitude et en sortant de la maison, je fus prise d'un tremblement énorme tellement il faisait froid malgré la couverture de mon lit que j'avais gardé sur les épaules comme quand j'étais petite. Sur le chemin nous avons rencontré des embouteillages. Mon père a décidé de prendre un raccourci et a pris le chemin des bus car à Noël, il n'y en a presque pas. Il était tôt car le rendez-vous était à huit heure et médecin habitait loin de chez nous. On avait dû se lever à l'aube. Les sapins ployaient doucement sous le poids de la neige sur leurs épines et une lumière abricot se déversait sur le chemin. C'était beau.

Bientôt j'ai vu mon arrêt de bus apparaître au loin. Mais il y avait quelqu'un dessus. Au départ je me suis demandée si ce n'était pas une illusion mais en se rapprochant j'ai immédiatement reconnu notre inconnu. Il fumait tranquillement, assis au milieu du banc et nous sommes passé devant lui sans qu'il ne nous aperçoive vraiment. A ce moment là je n'avais pas la force de bouger mais si j'avais pu, je me serais plaquée contre la vitre avec surprise.

Qui va au travail le jour de Noël?

Personne à part ceux qui ne le fêtent pas ou qui n'ont pas de famille avec qui le faire. Alors pourquoi attendait-il là? C'est étrange. Je trouve qu'il y a trop de mystère derrière cet homme. D'ailleurs je me demande s'il savait que j'allais tomber gravement malade. J'ai eu cette impression en le quittant mais personne n'est devin. Et j'ai besoin de savoir.

Qui aurait pensé que je m'intéresserais autant à un inconnu. Je ne connais même pas son nom. Peut-être un jour...

Je me suis rendormie ensuite sur le siège de la voiture de mon père, la tête remplie de questions sans réponses, tandis que nous quittions le passage des bus et que l'arrêt disparaissait dans la brume.

Mardi 10 Janvier.

Les Vacances sont terminées, je retourne au travail. J'y suis allée bien entendu hier mais il ne s'est rien passé d'où mon saut dans le temps. Et puis je suis guérie, absolument et totalement guérie. Je me sens libérée (chut n'y pensez même pas).
Il fait plus chaud en ce moment -mais toujours frais- et la neige a fondu. Maintenant le sol est humide et une odeur de béton mouillé poisse l'air en continue. Il fait gris. Les nuages comblent le ciel mais ne grondent pas, le temps typique parisien. Il ne va pas pleuvoir, c'est déjà ça mais il y a encore de la brume à cause de l'humidité.

J'arrive à l'arrêt et surprise, L'homme est déjà là. Vous le savez, il ne vient d'habitude pas avant cinq ou dix minutes après moi. Etrange. Je dis beaucoup "étrange" je trouve ces temps-ci.

Etrange.

Il entend le bruit de mes talons claquant sur le sol et il relève la tête, la cigarette entre deux doigts. Il m'observe arriver quelques instants. Encore une fois je ne décèle rien dans son regard et il tourne la tête comme si personne n'était finalement venu. Il ne dit rien alors je ne dis rien. Je m'assois sur le côté droit et croise les jambes. Aucun de nous deux ne parle. Mais c'est de sa part que cela me surprend le plus. Pas de "avez-vous passé de bonnes vacances?" ni de "Vous êtes mieux que la dernière fois" pas même bonjour en fait. C'est comme si nous redevenons des étrangers. Mais a-t-on réellement quitté ce statut en fait? Non. Comme je l'ai dit précédemment, il a été forcé de me parler et après c'était moi qui avait tenté une discussion (discussion qui avait tourné au désastre).
Alors c'est comme ça? Nous allons ne plus nous reparler et redevenir un étranger pour l'autre? Bon encore une fois c'est vrai nous n'avons pas quitté ce statut. Je ne connais pas son nom et vice versa. Mais je ne sais pas...Un homme vous a sauvé la vie -ou presque- et vous ne lui parlez plus. C'est grossier de mon point de vue mais je ne sais pas commencer les discussions. D'ailleurs pourquoi lui ne le fait-il pas? Est-il timide? Est-il totalement désintéressé? Comment allume-t-il sa cigarette avec une seule allumette?
Je m'égare.

Je le regarde fixement et cela ne semble même pas l'atteindre. Il continue de fumer en regardant les bois et en serrant et desserrant ses gants de cuirs (pourquoi il ne les enlève pas? Il ne fait pas si froid que ça!). Je suis nerveuse à l'idée de lui adresser la parole. J'ai le même stress que lorsque j'étais à mon entretien d'embauche. Il faut dire qu'il m'intimide un peu cet homme, c'est la seule personne que je n'ai jamais vu sourire joyeusement. Les seuls sourires aperçus étant de politesse. Je me demande si je le verrais un jour avec un sourire franc.

Alors je me racle la gorge. Je le regarde fixement pour lui faire comprendre que cela lui est adressé. Mais c'est à peine s'il ne bouge et continue de fumer en regardant le paysage, les avant-bras posés sur les genoux. Je pince les lèvres et soupire d'exaspération. Je recommence à tousser, cette fois plus fort et avec plus d'insistance, et attend qu'il me regarde. Au bout de dix interminables secondes, il tourne enfin la tête lentement vers moi, un sourcil haussé, puis me regarde droit dans les yeux.

"Oui?"

Je crois qu'il se demande pourquoi je veux lui adresser la parole. Mais je ne m'attendais pas à ce qu'il me réponde. En fait je m'attendais à ce qu'il m'ignore, je l'ai vu faire tellement de fois que le voir faire attention à ma présence me rend plus nerveuse. Je déglutis difficilement et essaye de contenir la furieuse envie de m'enfuir qui m'assaille.

"Euh. Bonsoir."

Ce n'est pas ce que je voulais dire. En fait c'est totalement à l'opposé de ce que je voulais dire. Il est six heure du matin, "bonsoir" n'est pas le mot le plus approprié. J'ai l'impression que mon cerveau s'est gélifié. Je me sens stupide.

L'homme plisse les yeux avec incertitude et pince sa cigarette entre ses lèvres. Il a dû se rendre compte de ma nervosité et pas qu'un peu. Il prononce un "hmm" proche de "euh ouais" mais ne fait aucun commentaire. Il attend que je prenne la parole. Je panique. Pourquoi je panique? Ooh il me regarde et j'ai l'impression qu'il s'impatiente. Il s'impatiente et moi je ne fais rien et le regarde avec des yeux exorbités. Je dois ressembler à un poisson rouge. Dans mon angoisse je lui tend une main rapide juste sous le nez.

"Ruby. Je m'appelle Ruby." arrivé-je à articuler.

J'attend tandis que lui, louche sur ma main beaucoup trop proche de son visage. Ses yeux noisettes passent de moi à ma main puis il se relève et j'hésite à retirer ma main. Lui par contre, j'ai l'impression qu'il hésite à la donner. Mais il l'attrape finalement et la serre doucement.

"Enchanté. Alain."

Il semble retissant à dire son prénom mais le fait quand même. Cependant sa voix est normale et cela me rassure. Mes épaules se détendent. Il n'a pas donné son nom de famille cependant. Je n'ai pas donné le mien non plus. Je pense que ça va rester comme ça un moment. Il lâche ma main. Alors comme ça il s'appelle Alain? Ca lui va bien.

L'homme...Pardon Alain, m'observe quelques instants, la main tenant sa cigarette sur la bouche. Je crois qu'il réfléchit.

"Ruby hein."

Je ne sais pas s'il s'est rendu compte qu'il le disait à voix haute. En tout cas je crois qu'il se demande si je n'ai pas accordé mes habits avec mon nom d'après son regard. Je déteste ça. On me fait le coup à chaque fois que je dis mon nom à quelqu'un. Il n'y a pas de raison pour que cela change aujourd'hui. Enfin bref, je ne peux pas lui en vouloir.

Un nouveau silence s'est installé. Je suis quand même surprise de mes capacités de communication. Je ne pensais pas arriver à le faire.

Il écrase son mégot de cigarette par terre puis se lève pour le jeter. Son bus est arrivé.

"Au revoir...Ruby." dit-il sans se retourner.

Puis il monte dans le bus et celui-ci démarre.

Ce n'est pas ce que l'on pouvait appeler une discussion mais cela s'en rapprochait. Il faut dire qu'il ne m'a pas beaucoup aidé, j'ai eu l'impression qu'il ne voulait pas parler (et ça ne devait pas être qu'une impression). La prochaine fois j'essaierai de lui en faire dire d'avantage. Je sens que je peux réussir à le décoincer.

Je veux en savoir plus sur vous, Alain.

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