Dans la forêt : La croix de pierre

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Bethany faisait de son mieux pour suivre le pas de l'étrange garçon qui l'avait secourue. Légèrement en retrait, elle essayait de ne pas le fixer du regard de façon trop évidente — sans succès. Cela résultait en un ballet de regards plutôt comiques : la jeune fille le lorgnait avec des yeux ronds, lançait de rapides regards aux arbres environnants lorsqu'elle craignait qu'il se retourne (ce qu'il ne faisait jamais), avant de recommencer à l'étudier avec un certain émerveillement.

Il ne ressemblait à aucun adolescent de sa connaissance. C'est-à-dire qu'il ne ressemble pas à Chari, se dit Beth en tordant la bouche dans une grimace d'auto-dépréciation. Disons qu'il ne ressemblait en rien à ce qu'on pouvait attendre d'un adolescent.

Elle lui donnait entre 14 et 15 ans. Il était petit, encore plus qu'elle et son mètre soixante-trois. Mince, étroit, avec des épaules carrées qui promettait de lui offrir une certaine carrure avec l'âge, il avait le teint olive des pays d'Europe de l'Est et sous une tignasse de cheveux bruns coupés courts, un visage rond à l'air sérieux. Jusque là rien d'exceptionnel, semblait-il. Mais ses yeux – ses yeux trahissaient son naturel hors de commun. Ils étaient si sombres qu'on n'en distinguait pas la prunelle de l'iris. Enfoncés dans leurs orbites, ils sautaient d'un objet à l'autre avec des mouvements secs et précis : boussole, forêt sol, arbre, timer, devant, derrière, boussole... Dès que le jeune homme s'arrêtait sur un objet, il semblait le transpercer du regard, comme s'il était capable de distinguer jusqu'aux atomes qui composaient sa matière. On pouvait presque voir derrière les gouffres de ses iris les milliers de petits rouages de son cerveau s'agiter fébrilement, tandis qu'il analysait, réfléchissait, classait, enregistrait, reprogrammait. Un oiseau de proie qui compléterait sa propre encyclopédie Wikipédia, s'émerveilla Bethany, avant de se morigéner pour la stupidité de cette métaphore.

L'efficacité sereine qui gouvernait chacun de ses gestes l'impressionnait. Rien ne semblait l'affecter. En l'espace de 5 minutes, il l'avait sauvée — une totale étrangère — des griffes d'un monstre qui n'était pas censé exister hors des films d'horreur, supprimé ledit monstre d'une balle dans la tête, lui avait tendu un mouchoir de façon désinvolte pour qu'elle en essuie les restes de son visage, l'avait prise sous son aile sans demander de remerciement et les guidait à présent on ne sait où d'un pas assuré. Bethany, qui pourtant s'était déjà évanouie de s'être retrouvée dans la même pièce que des inconnus de son âge, ne ressentait pas l'angoisse mordante que lui inspirait habituellement les étrangers. Peut-être parce qu'elle se croyait encore en plein rêve, ou peut-être parce qu'il ne se comportait pas comme les adolescents habituels, ou peut-être parce qu'il lui avait sauvé la vie. Ou peut-être qu'en plus de s'être tordu le bras et fêlé deux côtes en dévalant le talus, elle s'était faite une commotion cérébrale. Sûrement cette dernière hypothèse. Bethany espéra brièvement avoir changé entièrement de personnalité. Elle conjura une image mentale de son psy et grimaça quand son ventre se contracta automatiquement de stress. Dommage...

La jeune fille finit par sortir de sa transe contemplative et les questions se pressèrent à ses lèvres. Même si elle ne ressentait pas son habituelle panique aveuglante, Matei l'intimidait toujours avec son air serein, actif, comme si les événements étaient logiques et parfaitement compréhensibles. Elle redoutait de l'ennuyer avec ses questions.

Bethany finit par rassembler son courage et demanda d'une voix de souris:

— Hum, excuse-moi... Tu te rappelles comment tu es arrivé dans cette forêt ?

— Non.

Bethany attendit un peu mais il n'élabora pas. Mince, je l'ai vraiment ennuyé ?... Voyant qu'il n'avait pas changé d'expression, elle risqua une autre question.

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