Ce que je sais d'elle...

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« Elle ? Je ne la connaissais pas réellement. Elle n'était pas très intéressante, vous savez ? Enfin c'est ce que tout le monde dit, alors je pense que c'est vrai. Elle n'était pas très belle, banale et même fade. Elle était toujours toute seule, un peu bizarre, assise dans son coin noir, au pied des casiers, tapant du pied, les écouteurs vissés dans les oreilles. Elle se baladait toujours avec un livre dans la main, elle s'asseyait parterre, sur la margelle, le dos au grillage, dans le coin sous le marronnier abîmé. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il neige, elle gardait son bouquin dans le creux de ses mains, tournant les pages de ses doigts bleus en hiver, cherchant l'ombre rassurante en été. Elle m'avait dit un jour, en regardant par la fenêtre, à côté de moi en salle de science, qu'elle s'identifiait à son marronnier. Abîmé, tordu, seul, tout le monde l'utilise, pour s'abriter de la pluie ou pour profiter de son ombre fraîche, mais tout le monde le dénigre ensuite, l'abandonne et le détruit. On lui grave dessus des insultes, perçant son écorce, y laissant de longues cicatrices d'où s'échappe la sève collante et suintante, on frappe son tronc foncé quand on veut se défouler, on crache à ses pieds, on l'ignore, on le méprise... Puis elle avait laissé s'échapper une larme de ses inexpressifs yeux marrons et avait continué de fixer l'horizon, au delà de l'arbre, au delà du ciel, au delà de la vie et de toutes ses emmerdes. Elle était bizarre, je crois.

Elle avait toujours le visage baissé vers le sol. Elle ignorait les gestes et les regards, je suppose, mais ça ne l'empêchait pas de se faire agresser au milieu du couloir. Ils pouvaient être à deux contre elle, trois, cinq ou huit, personne ne disait jamais rien, personne ne faisait jamais rien. Alors j'ai fait pareil, j'ai passé mon chemin. Elle pleurait en silence lorsqu'elle était assailli de coups, saisissant sa tête à deux mains et se recroquevillant sous les déluges de pieds et de mains. Certains regardaient, avec ce plaisir malsain au fond des pupilles, ce sourire narquois et la colère déformant leurs traits, mais personne, jamais, ne s'interposait. Alors je me dis que peut-être le méritait-elle, peut-être avait-elle dit ou fait quelque chose qui le justifiait, donc c'était peut-être de sa faute, et je ne m'éternisais pas, fermais les yeux, et accélérais le pas. Le lendemain, elle agissait comme à son habitude, rasant les murs, évitant les problèmes, le regard fermé, un bleu sur son arcade sourcilière. Mais elle ne disait pas un mot, ne répondait pas aux questions. C'était devenu son quotidien, je suppose.

Elle essayait d'être assidue en cours, mais on lui lançait des boulettes de papier, tapissées d'insultes et de menaces, on la faisait trébucher quand elle s'avançait pour atteindre le tableau noir, puis tout le monde l'insultait, la rabaissait comme pour l'enfouir sous terre, et personne ne se levait, ne faisait cesser ce lynchage. Alors elle se relevait, seule, et silencieuse, écrivait au tableau les réponses. Je ne sais pas si elle était brillante, si elle avait de bons résultats, un joli avenir devant elle, mais tout le monde disait qu'elle était stupide, qu'elle ne réussissait en rien, qu'elle n'était qu'une merde destinée à mourir.

Elle n'ouvrait jamais la bouche, elle ne souriait jamais. Parfois, quand elle était recroquevillée entre le mur et le radiateur dans le couloir, les yeux fixés sur son livre mais ne parcourant pas les lignes, je pouvais apercevoir les larmes rouler le long de ses joues. Mais elle était tout le temps seule, personne ne se souciait qu'elle pleure ou non, qu'elle souffre ou non, qu'elle soit détestée ou non. Le midi, on fuyait sa table et on rigolait en la regardant manger sans compagnie, on lui jetait de la purée dans les cheveux, on lui criait qu'elle ne servait à rien et qu'elle devrait arrêter de manger, se laisser mourir, pour finir par disparaître et nous foutre la paix. On lui prêtait bien des noms, on disait qu'elle n'était pas normale, qu'on ne se souvint pas si un jour elle n'eu rien qu'un ami, qu'un support, qu'une aide, qu'elle était peut-être malade, mais qu'en tout cas elle ne valait rien, pas même de l'attention. Il paraît qu'elle était inutile, bonne qu'à attirer la haine et les emmerdes, alors évidemment, pourquoi vouloir se lier d'amitié avec cette fille étrange, sans intérêt et que tout le monde déteste ?

Mais elle n'a jamais parlé, crié qu'elle en avait assez, elle n'a jamais rien montré, pas d'émotion sur le visage, juste les yeux fermés, attendant la sentence quand ils s'amassent tous autour d'elle. C'était comme si le matin, elle rentrait ici, consciente d'être la proie facile que tout le monde va viser. Elle s'asseyait tous les matins, sous les rayons pâles du soleil de mars, ou dans le froid sous un ciel encore noir de nuit. Un livre à la main — peut-être était-ce toujours le même, ou alors différents bouquins, je ne me suis jamais posé la question, je ne me suis pas assez intéressé à elle — , elle écartait une mèche derrière son oreille, en attendant que tout lui tombe dessus. La haine, la tristesse, la peur, le déni, elle était un sac de frappe qui fermait les yeux devant la violence et encaissait tout en silence, pour après aller rincer le sang qui coulait de sa lèvre fendue et fixer dans la glace son reflet morne. Je l'ai vu, parfois, fixant son casier sur lequel on avait tagué des menaces, ou l'ouvrant prudemment pour en voir s'échapper des insultes rédigées sur des petits bouts de papiers. Elle ravalait difficilement sa salive, le matin, en fixant sa table sur laquelle on lui avait à nouveau gravé d'aller se pendre, de se couper les veines, ou de sauter du toit. Et je l'imaginais bien ouvrant son sac le soir, rangeant ses affaires dans son tiroir, et ouvrant ses cahiers ou dépliant d'autres satanés mots pour lire qu'elle était inutile, qu'elle leur gâchait la vie ou qu'elle ne valait rien.

Tout le monde la haïssait, tout le monde la méprisait...

Donc que vous me dites qu'elle ai décidé d'en finir, ça ne m'étonne pas vraiment. Je ne sais pas si je suis triste. Tout ce que je savais d'elle, je vous l'ai dit à l'instant, et vous voyez, je ne la connaissait pas réellement. Mais elle avait vraiment une vie dure, elle, et je me dis qu'à sa place, j'aurais abandonné bien avant... »

BrouillonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant