Chapitre 3

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     La route fut longue et les paysages défilaient sous les yeux ébahis de la jeune Claude déjà trop pressée d'arriver à destination. Faisant l'expérience d'un autre de ses moments d'immaturité, elle ne pensait pas à profiter du voyage, ne songeant qu'à la Nouvelle Orléans. Elle essayait d'imaginer ses ruelles fleuries et peuplées de musiciens se donnant le « La » à cœur joie. Elle fit un bon dans le temps en y ajoutant une calèche tirée par deux imposants chevaux de trait à la crinière blonde et aux sabots usés, eux-mêmes dirigés par un cocher arborant une fine moustache et un chapeau haut de forme. Il arrivait souvent à Claude de mélanger des lieux géographiquement éloignés, mais aussi les époques. Elle s'était d'ailleurs surprise à se dire quelques fois qu'elle était née à la mauvaise époque, simplement parce qu'elle ne se sentait pas en phase avec cette société de consommation électronique et virtuelle à laquelle elle était censée appartenir. Issue d'un milieu prolétaire, elle n'avait jamais connu la sensation de céder au nouveau gadget dernier cri, remplaçant le précédent déjà trop perfectionné et surtout déjà bien inutile. Elle ne ressentait pas le besoin de communiquer avec la planète entière sur les réseaux sociaux, ni à passer ses journées à voyager virtuellement, elle voulait le découvrir pour de vrai. Peut-être, s'était-elle dite, garderai-je le contact avec tous mes futurs amis de pays différents grâce à internet. Mais elle ne s'attardait jamais plus longtemps sur cette idée. Bien trop concentrée sur l'objet de sa quête, elle ne retint aucun nom des villes qu'ils traversaient, même les plus belles.

     Évidemment qu'elle remarquait les beaux paysages aux vives couleurs, de l'horizon montagneux surplombé par de gros morceaux de coton blanc et rose, au grand lac reflétant les puissants rayons de lumière du saint Patron des cieux de la civilisation moderne, le soleil. Elle était éblouie en regardant fixement le plus longtemps possible la lumière émise par ce soleil presque blanc, et bien entendue elle s'amusait à trouver des formes sur les taches noires qui suivirent son aveuglement partiel et temporaire. Le jeu du kaléidoscope. Mais elle ne remarqua pas toutes les merveilles de ce voyage. Elle ne vit pas les hirondelles se laissant flotter dans les airs en formant des groupes en V. Elle passa à côté de petits coins de bonheur dignes de cartes postales, tel que le petit pont de bois au bord du ruisseau. Pourtant elle possédait de nombreuses cartes de ce genre et avait inventé des histoires propres à chacun de ces lieux. Si elle y avait accordé de l'importance, Claude aurait très certainement raconté à Gabriel l'histoire de cette vieille femme venant tous les jours sur ce pont pour attendre son mari parti en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale et jamais revenu. Délaissée par ses enfants désormais épris dans la course au profit, son seul plaisir était ce pont et cette forte dose d'espoir qui la comblait encore quotidiennement.

    Si Claude avait pris le temps d'apercevoir cette vieille voiture cabossée au bord d'une mince route, elle aurait juré à Gabriel qu'elle savait de source sûre qu'il s'agissait ipso facto de la véritable voiture du gang Barrows, et que celle qui est exposée en musée n'est qu'une pâle copie un peu plus flamboyante. D'ailleurs, elle aurait réussi à lui faire croire que Bonnie et Clyde ne sont pas morts fusillés en Louisiane mais dans cette région, dont elle ne connaissait pas le nom, empoisonnés par du vin rouge lors d'un dîner romantique dans la paille sèche d'une grange non loin de là. Gabriel aurait probablement fini par douter de la version officielle des faits, Claude aurait inventé des centaines de preuves pour cela. Mais après tout quel était le mal à ça ? Ils ne faisaient que croire à leurs propres histoires, c'est faire preuve d'une forte imagination.

     Gabriel quant à lui ne rêvait pas. Nerveux, il se repassait le film des événements depuis le samedi précédent, assis dans le terrain vague en attendant Claude. C'est à ce moment-là que tout avait commencé, c'était la genèse d'un plan brinquebalant dessiné au bâton dans la terre sableuse de la jachère derrière le supermarché. Mille fois sa raison avait essayé de faire taire ses idées folles mais pas une fois elle n'avait obtenu quelconque résultat rassurant. Certes le danger guettait, mais Gabriel ne cessa d'emprunter ce chemin sinueux sous prétexte de quelques claquements de dents. Pire encore, il emmena Claude avec lui. « Si déjà nous devons trembler pour elle, tremblons ensemble », se disait-il. La peur ne le paralysait pas et pourtant il était terrifié de ce qu'il avait fait.

ClaudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant