Chapitre 5

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     Toujours à Warrenton, Claude et Gabriel faisaient la manche pour s'offrir des tickets de bus afin de se rapprocher de la Nouvelle Orléans. Claude ne se laissait pas démonter en constatant les quelques pièces de cent au creux de sa main. Certes, c'était peu. Mais c'était déjà un peu plus pour aller en Louisiane. Gabriel, lui, se décourageait vite. Maintes fois il avait eu la tentation de faire des réflexions aux gens qui les fuyaient du regard, mais Claude lui marchait sur le pied à chaque fois pour l'en empêcher. Il n'était pas question de se faire remarquer.

     Claude élaborait alors au fil des heures ce qu'elle appelait "les techniques". Un coup elle se forçait à pleurer devant le père de famille, l'autre elle parlait en claquant des dents à la grand-mère frileuse. Elle faisait des cabrioles et des grimaces devant les enfants, de grands discours devant les adultes. Elle se débrouillait de mieux en mieux. De nature beau parleur, Gabriel en rajoutait quelques couches à complimenter les jolies filles et à siffler les femmes mûres. Une pointe de jalousie pouvait d'ailleurs se lire dans les mimiques de Claude qui, sans attendre, se mit, elle aussi, à flirter avec quelques jeunes hommes qui ne restaient pas toujours indifférents.

     Ce jeu de la séduction dura tout l'après-midi et c'est fatigués qu'ils s'affalaient sur la banquette arrière d'une voiture lambda sur le parking d'un supermarché en soirée.
« Quelle journée ! Soupira Gabriel.
— Mmh.
— On continuera demain. Je ne crois pas qu'on ait assez d'argent pour le bus.
— Mmh. »
Gabriel tourna le regard vers Claude qui somnolait déjà. Ou bien faisait-elle semblant ? Bien entendu, et il le savait. Le jeune homme sourit.
« Alors la Louisiane... C'est comment sur tes photos ? Tenta Gabriel.
Claude ouvrit un œil.
— Magnifique. Rien à voir avec ici...
— C'est beau ici.
—... au moins là-bas il n'y a pas toutes ces greluches.
Gabriel se retint de rire.
— Quelles greluches ?
Claude scruta son ami, agacée.
— Et qu'est-ce que tu en sais ? Tu n'y es jamais allée, insista-t-il.
— Bon ben ça va, fais ta vie ici avec une pimbêche ! Moi je vais en Louisiane toute seule !
Elle se tourna dos à lui, boudeuse. Gabriel croisa ses bras en souriant et dû se retenir de rire. « Quelle enfant ! » songeait-il.
— Tu es jalouse Claude.
— Mmh.
— Ce n'est pas fameux venant d'une fille comme toi.
—... Petit un, il n'y a pas de filles comme moi, il n'y a que moi. Petit deux – c'était même un grand un ! – petit deux, reprit-elle, tu fais ce que tu veux.
— C'est fou ça. Je vole une voiture, braque un magasin et tu arrives encore à être jalouse et à prétendre que je ne m'occupe pas assez de toi.
— Ah tiens parlons-en ! Tu l'aurais fait ça peut-être pour l'autruche blonde de toute à l'heure ?
— Ben non Claude.
— Elle ne t'a même pas donné un dollar, bougonna la jeune femme.
— Ben oui je sais.
— Quelle autruche !
Gabriel se mit à rire, Claude tourna la tête vers lui. Le garçon pinça ses lèvres pour cesser de s'esclaffer ainsi, laissant tout de même apparaître ses fossettes. Aussitôt, la jeune femme se radoucit.
— Mais non je ne suis pas jalouse, affirma-t-elle dans un soupir.
— Ben voyons !
— Elles ne sont pas faites pour toi, c'est tout. Il faut bien que quelqu'un te le dise, siffla la jeune femme entre ses dents, toujours agacée.
— Tiens donc.
— Oh ça va ! Lâcha Claude en s'écroulant à côté de lui et en tirant son bonnet.
— Tu ne boudes plus ? Demanda Gabriel.
— Si encore un peu.
— Ah. Bonne nuit Claude ! »

     Gabriel s'allongea dos à elle, cachant son fier sourire de la vue de son amie frustrée. Si cette conversation avait été un concours d'orgueil, il serait déjà en train de savourer sa douce victoire.
« Bonne nuit... Je ne suis plus très fatiguée, dit-elle.
— Mmh.
— Et sinon demain...
— Mmh, la coupa-t-il.
Elle lâcha un grognement et s'allongea contre le dos de Gabriel avant de l'encercler de ses bras fébriles.
— Tu fais quoi Claude ?
— C'est juste au cas où l'autruche sort le bec du sable cette nuit. »
Gabriel ferma les yeux en souriant et laissa son amie se blottir contre lui.

     C'est tout naturellement que le lendemain, le duo de choc retourna dans les avenues peuplées de Warrenton pour mendier encore un peu d'argent aux passants. Cependant Gabriel avait bien remarqué les regards en coin de Claude quant à son numéro de charme envers les éventuelles donatrices. La réaction de la jeune femme l'amusait follement mais il décida tout de même de lui accorder un peu de répit. Lancés dans leur ballade rémunérée, ils ralentissaient lorsqu'ils s'approchaient de la terrasse d'un restaurant sur laquelle jouait un groupe de jazz pour les clients. C'était un morceau du même type que celui qu'ils écoutaient dans la voiture de Jettson quelques jours auparavant, au moment de choisir la Nouvelle Orléans comme destination.

     Gabriel, une idée en tête, se saisit de la main de Claude et la fit tourner sur elle-même avant de lui attraper l'autre main. Elle sourit en le regardant essayer de l'entraîner à danser avec lui. Elle remarqua que les passants les observaient en souriant même s'ils ne s'arrêtaient pas pour autant. Après avoir jeté son bonnet au sol pour que les gens y mettent des pièces, elle accompagna donc son ami et tous les deux s'improvisaient quelques pas de danse qu'ils n'avaient jamais appris mais seulement vus à la télévision quelques fois.

     Très vite, les clients, le personnel et le groupe du restaurant les remarquèrent et ceux-ci les contemplaient amusés. Les passants eux aussi se donnaient la peine de les regarder danser et les contournaient pour leur laisser plus d'espace. Bientôt Claude et Gabriel ne firent plus du tout attention à ces regards et s'amusaient comme des enfants rieurs déchaînés sur la musique. À la fin de quelques morceaux et applaudis par la foule, les deux jeunes récoltèrent leurs dus ; quelques pièces de plus dans leur cagnotte. Mais ce n'était toujours pas suffisant pour deux billets de bus en direction de la Louisiane. Ils restèrent donc une journée de plus à Warrenton.

     Ce jour-là, alors qu'ils mendiaient près du théâtre de la ville, ils portèrent un peu plus leur attention sur trois jeunes comédiens de la troupe qui attendaient l'ouverture de la porte des artistes pour aller répéter. Ces trois hommes s'occupaient à leur manière. Ils récitaient leur texte en gesticulant et en insistant sur l'intonation de leurs voix. Passionnés, ils suscitaient la curiosité chez les passants. Même Claude et Gabriel s'arrêtèrent à proximité pour assister à la scène. Les trois artistes énonçaient alors quelques vers d'un auteur inconnu avec une aisance et une élocution presque parfaite. Sans costume, sans maquillage, sans projecteurs et sans scène, les acteurs de rue brillaient de leur prestance et le charme opérait : ils se forgeaient un public improvisé de passants.

     Conquise, Claude eut soudain une idée. Elle attrapa le bras de Gabriel qui tourna la tête vers son amie.
« C'est ça que l'on doit faire Gabriel, chuchota-t-elle sans lâcher le spectacle vivant du regard.
— De quoi est-ce que tu parles ?
— On n'a rien sans rien. Demander de l'argent aux gens sans rien leur donner, ça ne nous emmènera pas en Louisiane. Il faut qu'on les intéresse, il faut leur offrir quelque chose en échange.
— Qu'est-ce que tu veux leur offrir ?
— Regarde-les, dit-elle en indiquant les spectateurs. Un peu de piquant dans leur routine quotidienne pour pimenter leur journée et ils sont contents. C'est ça qu'il faut faire.
     Gabriel prit le temps d'observer la scène à laquelle ils assistaient tous les deux, entre les artistes et les spectateurs. Les réactions de chacun en fonction de l'autre, cette communion improvisée entre deux classes sociales différentes, rien ne le laissait indifférent.
— On ne peut pas se faire remarquer, les gens vont finir par nous reconnaître. Si ça se trouve il y a des affiches de nous partout dans les commissariats, énonça Gabriel à voix basse.
— Et si l'on achetait des masques ? Ajouta Claude, inspirée. »

     Gabriel ne sut comment réfuter cette brillante idée, il était tout à fait emballé par le projet. C'est ainsi qu'ils sacrifièrent une partie de leur cagnotte pour acheter deux loups noirs dans une boutique de déguisement de l'avenue piétonne avant de se lancer dans le théâtre d'improvisation le plus sommaire dans une ruelle adjacente à la rue principale. Ils eurent néanmoins leur petit succès, même s'ils étaient encore loin de la gloire et de la fortune. À la fin de la journée, ils comptaient leurs gains assis sur le trottoir et se faisaient déjà surnommer par les passants les « Stray Clowns », les clowns errants.

ClaudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant