Chapitre 4

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     Le lundi matin à huit heures, Sam Austen ne se souciait pas vraiment du nombre d'employés présents dans son garage. Trop occupé à faire les comptes de son entreprise, il n'en remarqua pas l'absence de Gabriel. Ce n'est qu'aux alentours de neuf heures trente, lorsqu'une dispute éclata dans l'atelier, qu'il sortit de son bureau pour constater que les employés rassemblés se tenaient devant un Jettson hors de lui. De nature plutôt calme, Sam s'était toujours senti l'âme d'un médiateur. Ce moment allait être son heure de gloire !

« Allons, allons Monsieur Jettson. Vous avez mauvaise mine, que vous arrive-t-il ? Demanda-t-il à l'homme nerveux.
— Scandale, c'est un scandale....vous poursuivre en justice... pas comme ça... honte ! Bégaya-t-il à fleur de peau.
— J'ai peur de ne pas comprendre. Y a-t-il un problème avec votre voitu... avec Caroline ? Se corrigea Sam aussitôt.
— Où est-elle ? !
— Qui ça ?
Sam chercha le regard fuyant de ses employés.
— Caroline !
— Où est Caroline ? Demanda Sam à son personnel.
Les mécaniciens s'échangèrent quelques regards inquiets.
— Où est Caroline, Messieurs ? Répéta Sam.
— C'est-à-dire que..., commença l'un d'eux.
— Gabriel qui s'en est occupé, poursuivit un autre.
Sam se retourna vers Jettson en souriant.
— Vous voyez Monsieur Jettson, elle est passée entre de bonnes mains votre Caroline, expliqua-t-il se voulant rassurant. Gabriel ?
Un silence régna dans l'atelier. Sam balaya la pièce du regard.
— Gabriel ? ! Reprit-il plus fort.
— L'est pas là m'sieur.
Le chef du garage se tourna vers son employé et l'interrogea du regard.
— L'est pas v'nu ce matin.
— Et Caroline n'est plus là, ajouta un autre mécanicien.
Jettson fut pris d'un énième vertige, le phénomène se répétant depuis son arrivée, Sam le rattrapa et le redressa.
— Ce doit être un malentendu Monsieur Jettson, venez vous asseoir dans mon bureau, je vais lui téléphoner. Je suis sûr que Caroline va bien.
Lui-même se disait qu'il perdait la raison à personnifier le véhicule de cette façon. Mais il accompagna son fidèle client dans son bureau et lui installa un petit ventilateur pour le calmer.

     Les minutes suivantes furent particulièrement éprouvantes pour ce pauvre Sam qui tentait vainement de joindre son poulain Gabriel par téléphone. Plus les minutes s'écoulaient, plus les deux hommes suaient à grosse goutte. Découragé et inquiet, Sam appela sa femme, lui ordonnant de sonner à la porte de Gabriel. À mi-chemin, un peu plus inquiet suite aux infructueux coups de fil, il lui intima d'attendre l'un de ses employés déjà parti pour la rejoindre. Non pas que Sam s'attendît à ce que son épouse ne découvre un corps sans vie dans ce lieu, mais tout de même inquiet, il avait décidé de la faire accompagner. C'est aux alentours de onze heures que la porte du lieu de résidence du jeune homme fut forcée et les deux adultes n'en découvrirent rien de stupéfiant, si ce n'est des placards vides et aucun effet personnel pouvant appartenir au garçon. Aucune trace de Gabriel.

     En apprenant cela, Jettson fut pris d'une attaque de panique et Sam fut obligé d'appeler les secours pour l'évacuer. Il ne s'agissait là encore que d'une rumeur mais Gabriel et Caroline semblaient bien s'être volatilisés. Sam appela donc la police pour leur signaler cette disparition inquiétante. Les policiers sur place fouillaient l'atelier de fond en comble à la recherche du moindre indice pouvant mener à une piste mais rien ne semblait les guider sur quelconque déduction.

     Mais en fin de journée, il ne restait que deux éventuels scénarios : Gabriel avait volé le véhicule pour s'en aller quelque part, ou il avait été braqué dans le garage après la fermeture et pris en otage dans une fuite à bord de Caroline. Le manque de caméras de surveillance ne les aida guère. Ils demandèrent alors à Sam une liste des fréquentations de Gabriel dans le but de les interroger. Le chef d'entreprise ne put en nommer qu'une : Claude. Ce nom fit "tilt" aux oreilles de l'inspecteur de police : Claude avait été signalée disparue la veille au soir dans un commissariat New-Yorkais par ses parents très inquiets de son départ soudain, malgré sa lettre d'adieux. Le signalement avait été consulté par les enquêteurs du vol de la voiture de Jettson et la proximité des deux jeunes ainsi que leur départ ce week-end-là ne semblaient pas être une coïncidence. À ce moment-là, et au vu du manque de traces d'effraction, la piste de la fugue à bord du véhicule volé fut privilégiée.

***

      Depuis qu'ils étaient devenus piétons, Claude et Gabriel ne s'étaient adressé que quelques mots sur la direction à prendre. Ils avaient retrouvé le chemin de Warrenton en longeant une route et essayaient tant bien que mal d'avancer sans trop se faire remarquer. Gabriel n'avait pas voulu laisser le revolver dans la voiture, de peur que n'importe qui le trouve et ne cause une misère semblable à la sienne. Claude l'avait néanmoins forcé à le décharger et l'avait rangé au fond de son sac tandis que les munitions se trouvaient dans la poche de son blouson. Aucun d'eux n'avait reparlé de l'incident, ni même essayé de culpabiliser l'autre : tous les deux se sentaient responsables et immatures. Ni l'un ni l'autre n'avaient eu envie de rentrer à New York, ils étaient partis pour de bon et comptaient bien arriver en Louisiane. Ils ressentaient la nécessité de réussir malgré tout, comme pour se prouver mutuellement de quoi ils pouvaient être capables. Seul un problème persistait : ils n'avaient toujours pas d'argent et la fatigue commençait à se ressentir. Les muscles de leurs jambes se contractaient depuis des heures et engourdis, ils courbaient le dos, portant le poids des angoisses sur leurs épaules. Gabriel ralentit à l'approche d'un parc et en poussa la grille, Claude s'arrêta et changea de direction avant de reprendre sa lente marche. Tous deux entrèrent dans l'aire de jeu dans laquelle quelques parents surveillaient leurs progénitures en train de faire des cabrioles dans les quelques dispositifs de divertissement.

     Les deux jeunes adultes s'affalèrent sur un banc et s'appuyèrent l'un sur l'autre dans un souffle de soulagement qu'ils ne purent exprimer silencieusement. Fatigués, ils ne pouvaient même se concentrer sur les enfants bruyants. Il commençait à se faire tard, ils avaient marché quelques heures et se punissaient mentalement en silence. Très vite le vent se leva, les parents appelèrent leurs enfants pour rentrer préparer le dîner et Claude et Gabriel se retrouvèrent seuls dans ce parc. Claude se leva alors et en profita pour aller s'allonger dans la cabane surélevée. Elle fit signe à Gabriel qui prit leurs sacs et la rejoignit. Après s'être installés du mieux qu'ils pouvaient, ils s'allongèrent la tête sur leurs sacs et très vite s'endormirent épuisés, sans un mot. Au moins ils étaient protégés du vent frais.

     Warrenton n'était pas une ville relativement grande, mais charmante. Les deux jeunes appréciaient silencieusement leurs quelques ballades le long des avenues peuplées de gens venus d'ailleurs. Ils humaient la bonne odeur des restaurants et admiraient les beaux paysages. Principalement composée d'étudiants et de touristes, cette ville était animée de commerces et bistrots. On y trouvait notamment une zone particulièrement vivante croulant de boutiques aux briques rouges et blanches, de cafés aux terrasses ombragées par quelques arbres et du théâtre devant lequel répétaient souvent quelques comédiens, débutants mais acharnés, avant l'ouverture de l'entrée des artistes.

     Mais au fil des jours, la vie ne devint pas pour autant facile. Ils avaient réussi à quémander quelques pièces pour s'acheter de quoi grignoter en milieu de journée et passaient leurs nuits dans des véhicules que Gabriel réussissait à déverrouiller grâce à ses compétences en mécanique. Toujours aussi gênés de leur situation, ils n'osaient même pas mettre le chauffage en route, de peur de vider la batterie de la voiture qu'ils empruntaient. En journée il leur arrivait d'entrer dans des magasins pour profiter du chauffage, ou même de faire leur toilette dans les sanitaires publics. Pas plus bavards, ils ne perdaient néanmoins pas de vue leur objectif et s'y tenaient dur comme fer. Un après-midi, alors qu'ils comptaient les pièces mendiées, Claude eut une idée.
« Si l'on recommence demain et que l'on ne mange pas aujourd'hui on aura le double, et on pourra prendre le bus.
Gabriel y songea, l'idée ne lui semblait pas mauvaise. Après tout un repas de plus ou de moins, au point où ils en étaient... Son estomac le contredit dans un grognement affamé.
— Si l'on recommence demain, reprit Claude, et que l'on achète la moitié d'un repas aujourd'hui, dans quelques jours on pourra prendre le bus.
— Adjugé, approuva Gabriel.
Claude esquissa un léger sourire à ce mot. C'était la première fois que Gabriel la revoyait sourire depuis la violente altercation, il en fut soulagé. Même Claude se sentait déjà mieux après avoir tendu un instant les muscles de son visage.
— Tu es toujours fâchée ? Demanda-t-il maladroitement.
— Non. C'est tellement dur de t'en vouloir.
Gabriel sourit à son tour en clignant d'un œil.
— Pourquoi ?
— À cause de tous tes tics, non mais regarde-toi. On dirait un enfant. On pardonne toujours un sale gosse.
— Pardon Claude.
Elle le regardait en souriant et lui plongea dans les bras pour s'y blottir, Gabriel la serra fort. Elle ferma les yeux en nichant sa tête dans le creux du cou de son ami.
— Je suis désolé, répéta-t-il calmement. »

ClaudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant