Chap. 2 - Willkommen, mein Führer.

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L

La nuit fut difficile. Beaucoup de questions sans réponses sont la naissance d'une profonde insomnie, qui me vaut des cernes horriblement creusées. C'est déjà le grand jour, et je ne pense qu'à deux choses : ce que je vais bien pouvoir me mettre sur le dos, et ce que je vais bien pouvoir dire. C'est loin d'être des questions existentielles, mais elles envahissent mon esprit à la manière d'un virus. Je finis par me reprendre et descendre au salon, où est déjà installé mon frère, David. Il regarde par la fenêtre en jouant nerveusement avec une mèche de cheveux. C'est quelqu'un de très instinctif et susceptible, dont la haine envers l'Allemagne Nazie grandit sans cesse. Il devient de moins en moins gérable, comme l'est l'antisémitisme du pays. Mais au fond, je sais que ce n'est qu'un jeune homme frustré de ne pouvoir vivre pleinement sa vie, perdu face aux insultes. N'ayant que 16 ans, ma mère le condamne à porter l'étoile comme tout bon juif, et à agir en tant que tel. Elle a une croyance infinie en sa religion et ne souhaite l'abandonner pour rien au monde, quitte à y perdre la vie. J'ai peur pour eux, moi qui insiste tant pour qu'ils vivent dans le mensonge, comme moi.

Je traverse le salon, ne prêtant plus attention à la tapisserie vert foncé des murs, au parquet abîmé et grinçant, et aux vieux meubles en bois rustique. Je ne regarde que David, m'inquiétant de son état. Je rejoins la cuisine où une femme vêtue d'une robe en soie vert d'eau, de collants blancs, d'un châle et de mocassins crème préparait à manger. Il s'agit de Myriam Görring, ma mère. Une femme magnifique et attendrissante, d'une douceur incroyable envers tout et tout le monde. Sur la table derrière elle se trouve mon père, Yvan, un homme froid au premier abord. Il porte une barbe propre et bien taillée, qui tombe sur le col de sa veste grise. L'étoile de David tranche sur ce costume sombre, comme mise en avant, presque fièrement, devant l'Allemagne entière. Cette vue me déstabilise quelque peu, mon père étant quelqu'un de discret. Mais cela ne semble pas le déranger. Une sonnette retentit et je le vis lever les yeux. Il replace ses lunettes comme il faut sur son grand nez, plie son journal, le pose et se lève, traversant la cuisine d'un pas sûr jusqu'à la porte du fond, dans laquelle il disparut. Un client vient sans doute d'entrer dans la petite boutique.

- Tu déjeunes aujourd'hui Raphaëlle ?

Ma mère vient de se tourner vers moi, posant un regard triste sur ma poitrine.

- Tu ne la porteras jamais, n'est-ce pas ?

Une pointe de regret fait trembler sa voix. Je déteste quand elle parle ainsi, j'ai l'impression de la blesser profondément.

- Maman, je te l'ai déjà dit. Je n'ai pas envie de vivre comme un animal en fuite, pas après tout ce que fond Gretta, Bobby et les autres pour moi. Et encore moins aujourd'hui.

- Pourquoi, y a quoi aujourd'hui ? Tu vas rencontrer ton maître à penser ? Haha.

David vient d'entrer dans la pièce, prenant une chaise qu'il racle volontairement sur le sol.

- David, mon chéri, arrête donc d'être si infâme avec ta sœur, tu veux.

- Je n'y peux rien, moi, si elle fraternise avec l'ennemi.

Je ne réponds rien. Il a raison. Je me sens tellement coupable d'agir comme l'ennemi. J'ai eu plus d'une fois l'envie de tout arrêter et de vivre comme tous juifs à Berlin : vivre et grandir dans la terreur. Mais Gretta me rappelle sans cesse que tant que personne ne sait, je vivrais la plus merveilleuse des vies. Et elle n'a pas totalement tort. Je suis heureuse dans ma vie d'Allemande, et malheureuse à la maison.

Je prends mon déjeuner en silence, attendant presque d'être flagellée par mon frère. Mais il ne dit mot. Il ronchonne quelques fois, puis s'arrête lorsque ma mère le fusille discrètement du regard. Une nouvelle sonnette se fait entendre dans la cuisine, suivit de bruits de pas agités. La porte s'ouvre à la volée, découvrant la silhouette de mon amie Gretta. Elle a attaché ses beaux cheveux blonds en une queue de cheval tirée à quatre épingles. Son sourire s'étale sur son visage, comme à chaque fois qu'elle a quelque chose à dire. Elle salue tout le monde, mon père étant resté derrière elle, comme pris de cours par sa rapidité.

A l'ombre de ses plumesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant