Chapitre 0

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   Il y a des jours où l'on a l'impression de sortir d'un rêve, d'un songe étrange et merveilleux. Dans le doute, on voudrait se retourner, regarder en arrière pour savoir s'il est encore là, s'il est réel, si cette trace laissée dans notre mémoire n'est pas une simple chimère.
Je repense à la moiteur flottant dans le bâtiment aux parquets cirés, à ces baignoires immondes que j'ai récurées, aux immenses plats fumants des cuisines, aux tuyauteries sifflantes comme des bouilloires, à tous les détails de ce microcosme fourmillant. Je me rappelle le caractère de cochon de la sorcière tyrannique, pourtant de sa droiture vis-à-vis des lois de son monde. Elle a tenu parole et nous a laissés partir.
Je viens de reprendre mon nom. Le contrat est tombé en poussière et il ne nous reste plus qu'à sortir de ce parc à thème où les mortels n'ont pas leur place.
Mes souvenirs sont frais encore, mais je crains déjà qu'ils ne s’abîment, ne s’effritent en miettes qui échapperont à ma conscience. Alors j'y pense, fort : aux boules de suie acharnées à la tâche et à la chaudière de Kamaji, à Lin-onee-san, à mon drôle d'ami Sans-visage, au goût atroce du médicament, au brouhaha du personnel, à la force brute de Bô et à la voix criarde de sa mère.
Je mets tant de ferveur à l’exercice, que je sens presque le vent surnaturel emmêler à nouveau mes cheveux et son regard vert, étrange, scruter jusqu'aux tréfonds de mon âme d'enfant.
Les larmes montent à mes yeux, et roulent sur mes joues rebondies de fillette. Je ne sais pas trop si je pleure de joie, de tristesse, ou de soulagement. Lui aussi est libre à présent... nos chemins se sont croisés, et se séparent pour la seconde fois.

“On se reverra sûrement”

"Sûrement"

Je marche auprès de maman, gardant au chaud ces quelques mots pleins d'espoirs et de lumières.
Nous montons dans la voiture, derrière moi, l'entrée du tunnel rapetisse. Sa façade, comme neuve à notre arrivée, est dévorée par la végétation, le crépi rougeâtre est délité, les pierres à nu se dissocient lentement les unes des autres. L’accès semble dire qu'il disparaîtra bientôt, qu'il se condamnera de lui-même.
Il n'y a pas de marche arrière possible.
Les arbres se penchent après nous et avalent le chemin de terre dans l'absence. Nous quittons la forêt qui se referme sur ses secrets.
Maman me sourit avant de remarquer les sillons salés sur mes joues.

–        Chihiro, mon poussin… Quelque chose ne va pas ?
Je brandis la première excuse que j'ai sous la main.

–        Maman ! Maman ! Regarde... Mes fleurs sont complètement fichues !

–        Ohhh… On s'est à peine arrêtés quelques minutes. Chéri, quelque chose cloche, vraiment.

Papa ne réagit pas et s'engage sur la route avec toute la délicatesse qui le caractérise. Je m'allonge, brinquebalée par sa conduite peu mesurée.

Mon regard tombe dans le vague, et les visages de mes amis viennent m'y hanter. Leur netteté me rassure, j'espère ne rien oublier, ni mon ancienne école, ni ce passage chez les kamis. J'en serre les souvenirs contre mon torse : le bouquet fané, et le cadeau de Kohaku. Ce dernier, je ne suis même pas sûre qu'il me l'ait consciemment offert.

Le dieu de la rivière me ramenait aux bains, nous faisant traverser les cieux en me tenant par la main. Je venais de partager nos souvenirs, de prononcer son nom et la joie le rendait euphorique. Distraite, grisée par le vol et nos émotions partagées, je ne remarquais pas encore, qu'au creux de ma paume, quelque chose était en train de germer. La magie s'y condensait lentement, émettant une douce chaleur. J'ignore si les doigts de mon ami, serrés autour des miens ont pu le sentir. Par la suite, je n'ai pas pensé à lui faire part de ce phénomène étrange, je suis partie sans qu'il y ait fait la moindre allusion.
Ce petit caillou, je le garde avec moi comme une preuve de notre rencontre. Je le roule entre mon pouce et mon index. Il est doux et tiède au toucher. Je l'observe de plus près…

Chihiro no TabiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant