(I) Chapitre 5

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Je traine des pieds sur le goudron, alors que nous descendons la rue dans la pénombre de fin de journée. Je shoote dans les feuilles mortes, arrachées aux plantes des immeubles par de grandes bourrasques. Le vent est fort ces deniers jours, ne faiblit pas, ne force pas non plus. C’est comme un typhon qui refuse de venir.
Je regarde à mes pieds, il y a de plus en plus de feuilles, de plus en plus brunes. Bientôt, la rue en sera recouverte, et peut-être, les bâtiments seront nus.

Je regarde mes pieds, que je continue de trainer. Mes semelles sont fatiguées. Sora-sensei me réprimanderait si elle me voyait faire. Tisser des chaussures prend du temps. Pas beaucoup, mais le temps passé à remplacer des objets abimés par manque de soins est du temps que l’on perd, où l’on aurait pu faire d’autres choses. Sora-sensei serait déçue, agacée… Mais, je ne m'en préoccupe pas, je n'en ai pas l'énergie.

Je soupire, tentant d’évacuer ma frustration. Hinami à mon côté soupire en écho, expulse l’air de ses poumons avec un accent agressif. Elle grogne presque. Moi, les soupirs sont las. Je me tais, mes lèvres serrées en une ligne acide. Je réfléchis, déterminée.

On tourne au coin de la rue, enjambant les racines du cerisier géant qui envahit le carrefour. On entend les voix monter de la salle communale. On y apporte les gâteaux de riz que l’on a confectionné ce matin. On y a ajouté beaucoup plus de pâte de haricots rouge que d’habitude. C’est l’une des denrées que les voyageurs ont apportés avec eux en quantité.

On s’approche de l’entrée, les battants en bambou ont été décrochés, laissant la porte béante. La chaleur de la pièce bondée nous enveloppe, ses bruits nous remplissent les oreilles. Les voyageurs et les résidents de la villes sont là, mélangés. Ils discutent, ils sourient, ils échangent dans la joie, font des grimaces de surprise, s’interpellent à toutes occasions. Ils se connaissent déjà. Les salutations réservées et cérémonieuses du premier soir se sont estompées, les affinités se développent. Autour d’une des tables ils argumentent autour du projet de route vers Zenshou, certains habitants aidés par des nouveaux arrivants ont déjà commencé à dégager un chemin et à labelliser le passage jusqu’à la vallée suivante. Ils parlent de cailloux et de coupe de bois.

Les chariots sont arrivés il y quatre jours. Depuis, le temps est long. Depuis, le vent souffle. Je suis fatiguée et inquiète. Je voudrai qu’ils s’en aillent.

Je rentre la tête dans mes épaules, me faufile jusqu’à une table pour poser mon plateau.

-        Tu ne veux pas rester un peu, Chihiro ? Sora-san vous y autorise, pourtant Hinami et toi n’avez pas beaucoup discuter avec nos visiteurs depuis leur arrivée. Vous n’êtes pas curieuses ?

Je recule de l’assemblée avec un sourire et un mouvement de tête négatif. Une des amies de Sora-sensei demande à son interlocuteur de me laisser tranquille. Je suis timide, dit-elle, et ce n’est pas aimable de sa part de m’embêter alors que je lui apporte de quoi manger. Ils rient.
L'immense kimono gris de la sorcière se détache dans la foule. Je déglutis. Je refuse de me tourner dans sa direction, mais je suis certaine qu'elle me suit du regard.

Alors, je ressors aussi vite que je suis rentrée. Hinami slalome entre les tables et sort avec la même hâte.
Dehors, c’est le calme qui nous accueille, et la fraicheur du soir. Je scrute les bâtiments et les rues alentour, et je surprends mon amie à faire pareil. Nous cherchons la même chose : une petite silhouette agile, sautillante.

Shiro a disparu. Il est parti. Pas bien loin, par moments je le sens qui tâtonne à la recherche de ma présence. Des fois, je crois le voir, comme un mouvement flou à la lisière de ma vision.

Il me manque.

Je lui manque aussi, mais il fuit. Il fuit la sorcière.

Mon sentiment d’impuissance et d’incompréhension me remonte dans la gorge. Je shoote dans un tas de feuilles, quand Hinami m’attrape par le col.

Chihiro no TabiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant