« Je n'ai pas vu mon visage depuis très longtemps. »
« J'essaye de me souvenir... Ma mémoire est floue mais je dirais au moins une dizaine d'année. Je ne sais plus à quoi je ressemble. »
« J'ai quelques photos de moi vers mes douze ou treize ans. Je contemple une jeune fille souriante. Est-ce qu'elle est moi ? Est-ce moi ? Je ne sais plus. J'ai beaucoup de mal à parler d'elle au singulier. Je me surprends souvent à penser à elle comme à une vieille amie avec qui j'aurais perdu tout contact. De celles dont on a oublié le nom et dont seuls persistent quelques souvenirs lointains, vieillis, presque effacés. »
« Et son visage qui continue à m'échapper... Un voile, léger mais indéchirable, m'empêche de m'en approcher, de revivre mes souvenirs comme des moments vécus. Ils sont vaporeux. Je ne me souviens plus rien de précis, simplement des sentiments de bonheur, d'insouciance, de légèreté. »
« Est-elle moi ? »
Sur une photo, la jeune fille s'agrippe fièrement au guidon de ce qui semble être un vélo tout neuf, immaculé, sans aucune trace de boue ou d'égratignures.
« Peut-être un anniversaire ? Mes douze ans ? Oui... Peut-être que Papa et Maman m'avait acheté un vélo... »
« Je ne sais plus. .. Toujours ce voile. »
Dans une boîte en carton se trouve d'autres photos de famille, avec elle, sans elle, des photos de classes, d'amis perdus de vue, oubliés. Allongée sur son lit, la boîte sur le sol de sa chambre, elle fouille du bout des doigts ces morceaux de vie qu'elle essaye de raccrocher à elle.
En classe de neige, des photos dans un bus. Elle est entourée de quatre copines qui se serrent pour être dans le cadre. Elles sont toutes en train d'éclater de rire. Elle hésite pendant quelques secondes. Elle est la deuxième sur la droite. Il y en a une qui a des grosses lunettes en plastique rose et une écharpe en laine autour du cou. Elle prend la pose comme une star de cinéma. C'est ce qui devait les faire rire... Qui pouvait prendre la photo ? La sixième du groupe ? Elle essaye de la retrouver sur les autres photos mais les têtes changent souvent. Cela devait être en classe de cinquième.
Des photos à la campagne. Un été passé à la ferme de ses grands-parents certainement. Elle porte un énorme lapin gris et blanc dans les bras. Un grand sourire sur le visage.
Des photos de bords de mer. Elle doit avoir treize ans. En maillot de bain deux pièces, elle pose déjà à contrecœur devant l'objectif parental en cherchant à cacher une poitrine naissance dans le creux de ses bras. La photo est prise à contre-jour. Sur un fond bleu azur et un sol doré, sa silhouette fluette, maladroite, se découpe, sombre. Son visage est un peu flou. On la devine encore.
Des photos de classe, en groupe, puis seule. Elle sur un poney. En sortie au zoo. Une devant la Tour Eiffel avec un gros manteau et un sac à dos. La même devant le Sacré Cœur de Montmartre.
Elle s'enfonce un peu plus dans la boîte. Elle avance dans le temps. Elle sort une dizaine de photos.
Un spectacle de danse. Elle, sur une scène avec six autres filles. Elles doivent avoir environ quinze ans. Toutes habillées en caleçon noir moulant et T-shirt blanc. Certaines ont déjà leur corps de femmes. D'autres sortent tout juste de l'enfance. L'instantané les fige avec la jambe droite lancée bien haut. Elle se regarde. Son corps semble presque désarticulé. Son dos forme un angle étrange. Sa tête, emportée par le mouvement est légèrement penchée en arrière. Elle regarde face à elle, vers le public. Son visage est flou.
« Absent » se dit-elle.
Elle ne trouve plus aucune photo d'elle avec le visage net. À chaque fois, il semble se dérober. Elle se cache derrière ses cheveux, derrière ses mains. Elle détourne le visage au moment où le photographe déclenche l'objectif. Mais il n'y a pas que ça. Elle le sait. Il y a ce voile, sur chaque photo. Il l'empêche de se voir. Elle approche une photo pour la détailler. Elle a environ dix-huit ans. Ses cheveux longs devant le visage, son poing sur la tempe, la tête baissée et les épaules rentrées, elle est attablée. Un repas de famille certainement. Elle essaye de retrouver son visage derrière cette barrière capillaire. Elle aperçoit un œil, un regard noir, boudeur.
« Est-ce moi ? »
Elle finit par ne plus être sûr de rien.
Ce visage lui échappe encore.
Debout dans sa salle de bain, face au miroir, elle ne voit qu'un visage flou. Immobile et en pleine lumière, ses traits lui échappent encore. Ses yeux ne sont que deux lueurs blanches et brumeuses au milieu d'une figure rose pâle sans contour et sans forme.
« Oui, cela doit faire douze ans que je n'ai pas vu mon visage... »
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La Femme Sans Visage
ParanormalDebout dans sa salle de bain, face au miroir, elle ne voyait qu'un visage flou. Immobile et en pleine lumière, ses traits lui échappaient encore. Ses yeux n'étaient que deux lueurs blanches et brumeuses au milieu d'une figure rose pâle sans contour...