09 - Fusionnels

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Notre relation ne dura que trois mois et se termina par la découverte d'un fait qui clôtura pour de bon ce bref épisode de bonheur dans ma vie.

Après la fête foraine, notre relation devint vite fusionnelle. Car Benoit n'apportait qu'une guérison temporaire au mal qui m'habitait. Sitôt séparés, je me retrouvais à nouveau seule et sans visage.

Je me souviens du premier soir après la galerie des glaces, je n'y croyais pas vraiment, mais j'avais eu la sensation d'avoir tellement absorbé mon image que, peut-être, le phénomène allait perdurer, ne serait-ce qu'un peu, comme une persistance rétinienne ; que j'avais réussi à imprimer ce reflet sur mon visage. Peut-être,même, que Benoît avait débloqué le problème, l'avais fait disparaître ?

Mais rien n'y fît. Dès qu'il partait, je disparaissais.

Alors naturellement, je réclamais sa présence, souvent, puis en permanence. Il ne s'en plaignait pas. Il en était même très satisfait. Lui aussi avait besoin de moi.

Peut-être était-ce de l'amour pour lui aussi ? Aujourd'hui, je ne suis plus sûr de rien... M'aimait-il ? Peut-être que, comme moi, il pensait être sincère en croyant cela...

A défaut d'amour, parlons d'un besoin réciproque. D'un besoin impérieux pour ma part. D'une urgence.

Je vivais nos séparations, et donc pour moi cette disparition, comme un réel arrachement, une absence cruelle, un manque.

Il emportait avec lui mon visage.

J'étais troublée par l'emprise qu'il obtenait ainsi sur moi, par la possession qu'il avait de mon identité.

Mais je ne voulais pas encore entendre cette petite voie qui déjà cherchait à me mettre en garde. Je m'épanouissais dans notre relation comme les racines d'un arbre s'étendent en profondeur. Je m'étendais, m'élargissais, m'ouvrais aux autres. Enfin je le découvrais ce monde que j'avais tant cherché à fuir.

Le printemps était arrivé.

                                                                         ***

Notre couple ne passa pas inaperçu, en particulier à la faculté. De deux anonymes, nous devînmes un couple remarqué. Je pensais naïvement que notre bonheur était la cause de ces soudaines attentions. Ni l'un ni l'autre n'en avions l'habitude et j'en étais personnellement flattée. Benoît, lui, en était irrité. Je mis un certain temps à comprendre que c'était en réalité de la jalousie.

Je ne remarquais pas, du moins au début, ce que lui ne pouvait s'empêcher de voir. J'étais très belle. Trop belle pour lui.

Tous les garçons me regardaient et, maintenant je le sais, me désiraient.Quelques filles aussi.

Il m'avait rendu belle. Grâce à lui, je rayonnais. Mon bonheur avait provoqué mon ouverture aux autres et m'avait soudainement rendu désirable.

Mais lui, en réaction, ne cessait de se refermer sur lui-même. Il pensait que son physique quelconque, son absence totale de charisme semblaient aux yeux des autres comme un affront à ma beauté révélée.

Mais il restait pour moi celui qui me permettait d'exister. Seulement j'étais la seule à le savoir.


Certains garçons devinrent de plus en plus téméraires pour me séduire. Ils m'abordaient dans les couloirs, me draguaient ouvertement en ignorant jusqu'à la présence de Benoit. Son absence de réaction laissa libre cours à toutes les tentatives. Bientôt, ils se mirent à l'apostropher violemment, le bousculèrent même parfois. Mon intervention devenait nécessaire pour désamorcer certaines situations, mais Benoit n'en était que plus vexé. Il n'arrivait pas à faire face et cela le renvoyait à ses faiblesses. Il avait ce discours terrible, sûrement entendu dans un de nos cours de sociologie, sur les hommes alpha qui prennent et les hommes bêta qui se soumettent, et qu'il appartenait clairement à la seconde catégorie, que c'était dans sa nature et qu'il ne pouvait pas lutter contre.

Nonobstant mon agacement d'être aussi librement exclue de son équation,réduite à une proie de premier choix, impropre à la consommation des mâles de second rang, je tentais pourtant de le rassurer et, sans en être vraiment consciente, m'abandonnait encore plus à lui.

Il avait déjà obtenu mon âme, il possédait à présent mon corps.

Quand nous étions seuls, je crois que nous étions heureux. Nous avons eu des moments à nous, des moments vrais. Il me donnait un visage, je lui donnais mon corps. C'était un partage équitable qui semblait nous convenir mutuellement. Mais avec le recul, je ne sais plus si nous avons vraiment partagé quoi que ce soit de réel. Nous étions si profondément plongés dans nos illusions respectives que j'ai le sentiment de ne pas l'avoir rencontré, de ne pas avoir échangé,d'être passé à côté de lui sans le voir.

Je n'ai pas vu son âme et il n'a pas vu la mienne.

Il n'y avait que mon étrange mal entre nous, et bientôt, il allait prendre toute la place.

La Femme Sans VisageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant