Conte de l'Avent

Chapitre 3

La tournée suivait depuis toujours un plan qui n'évoluait jamais ou presque : Le Père Noël adoptait une trajectoire Est-Ouest commençant par l'Océanie et s'achevant en Alaska.
Les rennes étaient en forme et ne se ménageaient pas, avalant les kilomètres de la Nouvelle Zélande à la Chine sans difficulté apparente. Depuis peu, le Père avait décidé de les nourrir au foin bio, au grand dam de la Mère qui pointait déjà du doigt les dépenses supplémentaires.
- Entre le jour de congé des lutins et le foin bio pour les rennes, on va droit dans le mur mon petit Père ! Alors le socialisme et l'écologie, ça va deux minutes mais y'a un moment faut redescendre sur terre !
Mais le Père Noël avait été intraitable.
- Hors de question qu'ils avalent ces saloperies d'OGM, ils auront du foin bio un point c'est tout ; Et je te signale que l'alimentation a de fortes répercussions sur leur rendement, donc au final on fait des économies d'échelle, alors arrête un peu avec tes histoires de faillites !
- Mouais, en tout cas on n'en serait pas là si tu avais accepté le partenariat avec Toyota et leur traineau automatique...
- Oui et puis quoi encore ? Non seulement il est hors de question de me séparer de mes rennes, mais en plus ils voulaient que ma boucle de ceinture représente leur logo ; à ce train là je porte des Tshirts Mousline et je fais de la pub pour Kellogg's !
A vrai dire, le Père Noël était lui même peu convaincu des vertus énergétiques du foin bio, qu'il avait surtout décidé d'adopter pour relancer le magasin Bio de la sœur de Ström contre une honnête compensation en packs de bière de la part de ce dernier, et il veillait donc à rajouter une ration de redbull dans l'abreuvoir des rennes afin de ne pas perdre la face.

Une fois l'Océanie et l'Asie bouclé, il décida de faire une petite pause bien méritée au Zimbabwe, où vivait son vieil ami, Tinashe.
A cette heure ci, il avait toutes les chances de le trouver au « Londoner's », un rade sympathique de Harare. Le Père Noël se posa doucement devant le bar, sauta à bas du traineau et s'étira longuement des pieds à la tête en gémissant de plaisir. Etouffant sous la chaleur, il déboutonna sa veste et ôta son bonnet puis pénétra dans le bar tandis que les rennes en profitaient pour souffler un peu sous les magnifiques jacarandas qui fleurissaient sur le parking.
- Qu'est ce qu'on fait là ? S'enquit le nouveau renne, vaguement préoccupé.
- C'est la pause Zimbo, lui répondit son voisin.
- La pause Zim...Mais on ne risque pas de prendre du retard ? Je veux dire...
- Tranquiille, arrête de stresser, on est largement dans les temps.
Pendant ce temps, dans le bar presque désert, Le Père avisait un homme au comptoir, planté devant la retransmission d'un match de cricket.
-Tinashe, quoi de neuf ? Lança-t-il.
L'homme se retourna et à la vue du Père, son visage s'éclaira.
-Noël !! S'écria-t-il, ça alors pour une surprise !! Venez, on se cale sur une table !
- Chouette, répondit le Père. Tu ramènes de la Chibuku ?
- Oui oui, j'ai aussi une bouteille d'Amarula, on va se faire plaisir !
Content, le père Noël s'assit à une petite table de bois où Tinashe le rejoignit rapidement. Il s'assit aux côtés du Père et sortit deux verres, une bouteille d'Amarula, un tonnelet de Chibuku et un yaourt à la banane.
- On va commencer par la Chibuku, dit il en ouvrant le tonnelet de plastique.
- Hehe, ça faisait longtemps, sourit le Père en se frottant les mains et avisant le tonnelet avec appétit.
La chibuku, bière traditionnelle zimbabwéenne, était un breuvage étrange composé de céréales diverses, qui se buvait généralement nature, mais que Tinashe et le Père aimaient mélanger à du yaourt à la banane afin d'en adoucir le goût quelque peu amer.
La préparation terminée, les deux hommes trinquèrent.
- Aah, ça fait du bien par où ça passe, soupira le Père. Bon, et toi quoi de neuf ? Le travail, la famille ?
Tinashe soupira.
- J'aime autant ne pas en parler si ça ne te dérange pas.
Le Père se mordit les lèvres : il venait de commettre une gaffe.
Quatre ans auparavant, la vie de Tinashe avait en effet basculé de manière dramatique.
Alors pilote militaire, il faisait partie de l'élite nationale aérienne, véritable ramassis de tête brulée pour qui Top Gun et Hot Shots constituaient la totalité des références cinématographiques. Parmi ces trompes la mort, Tinashe avait gagné le surnom de « Makaku », le singe, dû à son incroyable capacité à manier son appareil. Fait extrêmement rare, il avait été contacté par la US Navy pour intégrer le processus de recrutement des Navy Seals.
Mais le jour du test, voulant essayer une nouvelle figure et impressionner les recruteurs, Tinashe avait été impliqué dans un accident monumental qui avait coûté trois avions et la vie de l'un de ses collègues.
Démoralisé, il avait quitté l'armé et s'était trouvé un travail de mécanicien pour un riche propriétaire qui possédait plusieurs avions privés. Sombrant dans la dépression, il s'était réfugié dans l'alcool et sa femme n'avait pas tardé à demander le divorce, obtenant la garde des enfants qu'il ne voyait plus du tout. Lui qui jadis ne vivait que pour voler n'avait plus jamais piloté.
- Bon, c'est pas tout ça, reprit Tinashe pour changer de sujet, un petit verre d'Amarula!
La délicieuse crème parfumée faisait des yeux doux au Père Noël, mais il jeta un coup d'œil à sa montre et constata qu'il n'était pas en avance.
- Désolé vieux, je dois filer, il me reste un bon tiers de la planète à alimenter, dont le gros morceau Europe Etats Unis, je ne suis pas sorti de l'auberge.
- Bon, tant pis, je la finirai plus tard ; bon courage, le bonjour à Fouettard !
- Je n'y manquerai pas, répondit le Père, à la prochaine vieille fripouille, et doucement sur la Chibuku !
Sur le chemin de la sortie, il récupéra sa veste et porta machinalement la main à la poche gauche, où se trouvait la liste de distribution. Elle ne s'y trouvait pas. Il fouilla toutes ses poches sans plus de succès.

- Bon sang !

Il réfléchit rapidement. Le seul moment où il s'était séparé de sa veste était dans le bar. Elle ne devait donc pas être loin.