Chapitre 8

9 0 0
                                    


Depuis qu'il avait été renvoyé de l'atelier suite à la Grande Révolte, Jean Marc avait monté une usine de production de CD au sein de laquelle il avait patiemment mûri sa revanche.
Son éviction avait été il est vrai plutôt provoquée par la Mère que par le Père Noël, mais Jean Marc en voulait plus particulièrement au Père, car en définitive, c'était lui le gérant et donc principal responsable, celui qui devait avoir le dernier mot sur tout.
Contrairement à la majorité des lutins, qui exerçaient cette profession de père en fils depuis des décennies, Jean Marc était le premier de sa lignée- tout du moins à sa connaissance. En effet, orphelin de naissance, il ignorait tout de sa famille et avait été recueilli par le Père Noël qui lui avait offert le gîte, le couvert et un travail à plein temps.
Pour Jean Marc, sa famille était les communauté des lutins, avec qui il avait grandit et travaillé la plupart de sa vie.
Mais contrairement à tous les autres lutins travaillant désormais à l'atelier, Jean Marc avait connu l'époque des lutins verts.
A cette époque, les enfants lutins n'étaient pas encore mis à contribution, et le petit Jean Marc avait pu grandir au milieu des jouets, dans le parc à bébé lutins que le Père avait créé spécialement pour leur épanouissement.
Malgré sa couleur différente, Jean Marc avait très vite été accepté par les lutins verts et n'avait eu aucune difficulté à se sentir chez lui dans cet environnement magique.
En ces temps dorés, le Père travaillait à temps plein dans l'atelier et passait le plus clair de son temps libre à jouer avec les lutins.
Parfois, le Père Fouettard s'invitait pour une partie de boule de neige ou de course en sac, qui s'achevait toujours par la défaite des lutins, désavantagés par leur petite taille et le fait que Fouettard et Noël n'avaient aucune pitié pour eux et jouaient avant tout pour gagner.
Une ambiance joyeuse régnait en permanence dans l'atelier où les lutins chantaient en travaillant, ce qui était totalement cacophonique vu qu'ils chantaient tous affreusement faux, mais d'une part il ne s'en rendaient pas compte et au moins ils y mettaient du cœur.
Ainsi lorsqu'il avait fallu se mettre à travailler, c'est joyeusement que Jean Marc avait revêtu le rouge de travail et les chaussures de sécurité, mettant toute son énergie au service des jouets en bois destinés aux millions d'enfants de par le monde.
En bref, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Et puis soudain, les choses avaient changé.
Jean Marc se souvenait dans les moindres détails de cette journée qui avait pour toujours bouleversé sa vie et celle des centaines de lutins verts qu'il considérait comme sa famille.
Ca s'était passé un jeudi. Ou un mardi. Bon, il ne se souvenait plus de quel jour exactement, mais il se souvenait clairement des évènements qui avaient rythmés cette journée désormais marquée d'une pierre noire dans son esprit.
Il revenait tout juste de quelques emplettes effectuées en compagnie du Père Noël pour l'anniversaire de son mariage avec la Mère.
Encore apprenti à l'atelier, Jean Marc avait la chance d'être régulièrement choisi pour accompagner le Père dans diverses courses, ce dernier lui laissant même parfois guider le traîneau. L'atmosphère était au beau fixe et tous deux n'avaient cessé de chanter joyeusement – faux- durant tout le trajet.
Sachant la Mère friande de saucisson sec, le Père en avait acheté un spécial au poivre, ainsi que du foie gras, une bonne bouteille de champagne et quelques Kinder Choco bons.
Pour parfaire la soirée et ajouter une touche finale, il avait loué la cassette vidéo du film « Nuits blanches à Seattle», que Fouettard lui avait recommandé.
Tout était donc parfaitement orchestré pour que la soirée se déroule au mieux.
Mais le Père avait à peine franchi l'entrée de la propriété qu'il avait senti que quelque chose ne tournait pas rond.
Une agitation anormale semblait venir de l'atelier, où les habituelles chansons massacrées par les joyeux lutins avaient fait place à un silence inquiétant.
Après avoir rapidement garé le traineau, le Père Noël, toujours accompagné de Jean Marc, s'était hâté vers l'atelier, dont la porte était ouverte.
La scène qu'il avait devant les yeux n'avait fait que confirmer ses craintes.
Les lutins avaient arrêté le travail et discutaient entre eux d'un air inquiet.
Les habituelles figures joviales et rondouillardes avaient fait place à des mines déconfites; certains pleuraient, d'autres se prenaient la tête entre les mains, tous semblaient abattus.
Un petit groupe isolé se serrait fort dans les bras, comme pour se réconforter.
Ils étaient vraiment mignons tous ces petits lutins, mais là n'était pas la question.
Au milieu de ce tableau de désolation, la Mère, assise sur un tabouret, demeurait silencieuse.
Personne n'avait encore remarqué le Père, qui se tenait dans l'encadrement de la porte d'entrée.
Interloqué, il avait fait quelque pas à l'intérieur et s'était approché de la Mère.
Les murmures s'étaient tus, faisant place à un silence pesant.
Le Père avait posé sa main sur l'épaule de la Mère et demandé, la voix lourde d'inquiétude :
- Que se passe-t-il ?
Le visage de la mère s'était assombrit et après des secondes qui avaient semblé durer des heures, elle avait fini par articuler:
- Je viens d'effectuer le bilan comptable. On est déficitaires.
- Déficitaires ? Comment ça déficitaires ??
- Cette entreprise continue de fonctionner comme une PME alors qu'elle a l'envergure d'une multinationale ! Avait répondu la Mère. Si l'on ne fait pas des changements drastiques dès maintenant, on peut mettre la clé sous la porte dans les mois qui viennent. Et Noël prochain, plus d'atelier, plus de cadeaux... et plus de Père Noël.
Le Père Noël commençait à comprendre où la Mère voulait en venir.
- Quels types de changement ? Avait-il murmuré.
- Tu le sais très bien, avait répondu la Mère en lui prenant les mains. Les lutins verts nous coûtent bien trop cher.
- N'y a-t-il pas d'autre moyen ?
Pour toute réponse, la Mère lui avait lancé un regard sans appel.
Le Père Noël avait sentit sa gorge se serrer. Les lutins verts étaient les premiers ouvriers qu'il avait engagés. Plus que de simples employés, ils étaient comme de la famille pour lui.
D'un autre côté, il avait bien conscience que le cours actuel des choses appelait à l'action, sans quoi plus jamais les enfants du monde entier ne recevraient de cadeaux.
Il finit par articuler :
- J'ai besoin d'un verre.
Jean Marc avait su dès ce moment qu'une page était sur le point de se tourner.
La suite des évènements devait lui donner raison.
Peu après la discussion de l'atelier, les lutins verts furent tous congédiés et remplacés par des lutins jaunes, exploitables à merci. Pour la plupart, trouver un nouvel emploi relevait de la gageure : personne ne voulait employer des travailleurs de petite taille, dont la plupart avaient déjà un âge avancé. Bénéficiant de la maigre allocation de la Caisse d'Allocation des Personnages de Fêtes, ils tâchèrent de vivoter au mieux dans un état toutefois souvent proche de la misère. Beaucoup devinrent alcooliques, certains allèrent jusqu'au suicide- ou plutôt la tentative de suicide car étant de petits êtres très peureux, ils n'osaient jamais aller jusqu'au bout, et après des cris, des larmes et des scènes dignes des plus grandes tragédies grecques, ils finissaient la plupart du temps avec une bière devant la télévision.

Jean Marc fut le seul rescapé de ce drame. Sans doute le Père Noël voulait-il garder au moins un symbole de cette époque, et Jean Marc étant le lutin favori du Père fut celui qui demeura à l'atelier.
Mais les conditions étaient loin d'être celles qui avaient prévalu du temps des lutins verts : production et profits avaient remplacés bien être et plaisir, et les chants qui résonnaient autrefois dans chaque recoin de l'atelier avaient été remplacés par le son monocorde et régulier des outils de fabrication.
Les lutins jaunes travaillaient avec une efficacité redoutable. Le taux de production atteint des taux record et très vite le bilan comptable redevint positif. Les affaires n'avaient jamais été aussi bonnes, à tel point que l'atelier fut totalement modernisé, remanié de fond en comble avec du matériel de pointe et un espace de travail quadruplé. De nouveaux lutins jaunes furent engagés, et dès lors la croissance devint exponentielle.
L'entreprise Noël & Co était devenue une machine à jouet.
Mais le Père Noël n'était plus été le même depuis le licenciement massif et avait totalement déserté l'atelier, naguère son havre de paix et sa source de bonheur.
Il passait désormais le plus clair de son temps devant la télévision ou sur internet à regarder des vidéos rigolotes que lui envoyait Fouettard.
Sa consommation d'alcool augmenta considérablement, et sans la Mère Noël pour veiller à sa santé, il est fort à parier qu'il aurait vite touché le fond.
C'était donc désormais à la Mère qu'incombait la tâche de faire tourner l'entreprise, et devant faire face toute seule à une pression de plus en plus énorme, elle était vite devenue irascible et tyrannique.
Pour les lutins jaunes, qui avait toujours connu Noël & Co sous cet angle et qui de toute façon n'avait pas d'autre alternative, la situation n'avait rien d'alarmant.
Pour Jean Marc en revanche, c'était devenu insupportable.
Il en était venue à haïr la Mère, qui obnubilée par les impératifs de productivité croissants s'était muée en patronne abusive à la limite de la tortionnaire, qui faisait désormais travailler les enfants dès leur plus jeune âge. Mais surtout, il en voulait amèrement au Père Noël, qu'il considérait jadis comme un père adoptif, et qui lui apparaissait maintenant comme un incapable semi alcoolique abruti par les émissions stupides de TV Laponie, qui avait préféré céder aux impératifs de la production en masse plutôt que de rester fidèle à ses idéaux.
A la tête d'une petite troupe de lutins dissidents, il avait donc tenté une révolution, suite à laquelle la Mère Noël avait augmenté légèrement le salaire annuel mais exigé le départ de Jean Marc.
Le Père Noël, au grand dam du lutin, avait à peine protesté.

Un jour de décembre, il avait donc fait son baluchon et s'en était allé, sous la neige, loin de la maison dans laquelle il avait grandit, se jurant de faire payer aux Noël ce qu'ils lui avait fait endurer.

Et désormais le moment était venu.
Il souffla dans ses mains pour les réchauffer.
- On en est où là ?
- On passe au dessus du Mali, il y en a encore pour un bout mais on avance bien !
- Parfait, parfait...
Jean Marc repoussa son bonnet sur ses yeux et décida de faire une bonne petite sieste.


Conte de l'AventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant