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The space between;

cinquième.


Elle le croisait régulièrement, ou plutôt, l'apercevait de loin, lorsqu'elle passait la porte d'entrée. Toujours assis à la même table, les mains tachées par le frottement des couleurs et du papier, la tête baissée. Concentré. Au fond de la salle, à dessiner, et Sid se demandait de temps à autre pourquoi elle n'allait jamais lui parler des Sex Pistols, puisque lui avait pigé. Et puis, ça la frappait. De plein fouet. Comme une porte qui lui claque au nez, le seul bruit restant audible dans le bâtiment n'étant que celui des clés tournant dans la serrure. Alors elle buvait une gorgée de café, afin de se rappeler que le sang qui coulait dans ses veines avait désormais un arrière goût amer et qu'elle l'avait accepté. Elle dégageait une boucle blonde sous son bonnet, puis se posait à son tour à une table, à la recherche d'un boulot, le dos courbé. "T'as besoin d'un job, pas d'un pauvre connard qui va te briser ton satané coeur quatre mille trois cents fois." Et Sid l'oubliait en un clignement des yeux, comme on oublie un passant.

Sid avait lâché la fac de journalisme, après sa rupture avec Robert. Trop triste, trop énervée, certainement. Si bien qu'elle avait réalisé que ça ne l'avait jamais intéressée, et que le faux sourire placardé sur le visage de sa mère depuis des années lui donnait envie d'hurler tant elle souhaitait y échapper. Elle ne voulait pas faire de même ; choisir sa vie par défaut, parce qu'on lui avait tout demandé trop tôt. Parce qu'à vingt-cinq ans sa vie devrait déjà être pleinement en marche et sous contrôle : une poignée de gosses sous la main droite ; bien propres et bien sages ; la main gauche tapant une dizaine d'articles sans intérêt pour un magazine à la con, en attendant son mec, qui la tromperait sûrement. Ca avait été un bref flash mais elle avait compris, un matin, que les études n'étaient plus pour elle et qu'elle ne supporterait pas de réaliser à quarante ans que sa vie était synonyme de regrets. Elle avait tout lâché.

- Ils cherchent quelqu'un ici, Sid releva rapidement la tête, le cou tendu. Elle en avait marre de rayer les annonces, de s'emmêler les neurones.

- Quoi? Sa voix était sèche, à cause du froid, mêlée à la colère et à la frustration.

- Ca fait des semaines que je te — je peux te tutoyer? — Sid acquiesça mollement. Ca fait des semaines que je te vois galérer pour trouver du taff, et autant tes pourboires me font ultra plaisir, autant le patron cherche quelqu'un pour servir ici, donc...

Sid fixa longuement la fille qui se tenait devant elle ; ses longs cheveux noirs et les tatouages près de son visage contrastant avec son pull moutarde et la ceinture violette qui entourait sa taille. Elle ne remarqua même pas sa commande, déposer devant son journal aux annonces barrées, ni qu'elle s'était éloignée, cette serveuse, emportant ses jolies traits fins et son sourire en coin. Sid soupira simplement de contentement avant de se lever, laissant un pourboire et son café, sorti, puis couru jusque son appartement afin d'imprimer son CV.

Ca n'avait plus vraiment de sens, depuis quelques temps, le dessin. La musique. Ses ami-e-s. Sa vie. Iwan se sentait piégé dans son quotidien, comme un jukebox enrayé. Le même morceau en boucle, à l'infini, malgré toutes ces idées qui dévalaient le long de son crâne, qui aurait pu l'aider à réparer la machine. Il s'habillait, le matin. Sortait, son violon sur le dos, se cognant constamment à sa colonne fragilisée par le froid. Marchait sans but pendant une heure ou deux, des écouteurs dans les oreilles, afin d'échapper à toutes ces saloperies qui le submergeaient — aux bruits de la ville, aux maux des gens. Ca ne marchait pas complètement, mais c'était suffisant. Et puis il allait se poser dans ce foutu café, regardait Thora et Elliott travailler. Passant le reste de sa journée à dessiner sans savoir où tout ça le menait. A se demander si il fallait absolument qu'il se trouve une voie ou non. Si ce projet qui lui tenait à coeur était la solution. Si il ratait sa vie parce que du haut de ses vingt-deux ans, il n'avait rien entrepris de concret, aux yeux de ses parents. Iwan se posait des tas de questions, tout le temps. Il voulait que la musique change, que ce vieux son plat soit remplacé par un morceau de Blink, ou de Relient K.

- Obiwan, ses doigts se refermèrent autour du crayon de papier qu'il avait tenu durant l'après-midi. On ferme. Il vit Thora lui sourire, Elliott passer derrière le comptoir pour récupérer leurs vestes. Allez, bouge. Ils rediffusent les premiers épisodes de Smallville ce soir et faut qu'on passe s'acheter à manger.

Iwan remplit en vitesse son sac, s'empara de son violon, chiffonna le bout de papier sur lequel il avait plongé durant des heures, puis les suivit, laissant sur la table, dans l'obscurité d'un café fermé, les morceaux d'un crayon de papier cassé. C'était insignifiant tout en restant symbolique, si bien que l'une des cordes de son instrument se mit à trembler, imitant le temps d'une seconde les plaintes d'un coeur et d'une vie souffrant de la page blanche. 


chain reaction.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant