Guts;
sixième.
Depuis qu'elle servait des cafés à longueur de journées, Sid s'en voulait. La sensation de placer un morceau de son palpitant défoncé à la rancoeur dans chaque tasse la peinait. Les visages fatigués qu'elle voyait passer, les petits sourires peu enjoués, les traits déformés par le froid ainsi que par la douleur lui donnaient cette désagréable sensation de voir toutes les facettes de la personnalité qu'elle s'était créée, au fil des derniers mois. De la créature fragile emmitouflée dans d'énormes pull au connard au bonnet plaqué sur la tête, dont le ton glacial et supérieur lui donnait envie de le baffer. Alors elle se levait beaucoup plus tôt le matin, afin de joliment se préparer. De mettre des habits plein de couleurs, de bien se maquiller. D'être agréable, histoire d'égayer un minimum les journées. Et elle y arrivait. Plus ou moins. Elle faisait rire Thora dès son arrivée, avec ses grands yeux de biches et ses rouges à lèvres pétants. Elle faisait sourire presque tous les clients, malgré sa morosité grandissante, à l'intérieur, lorsqu'elle regardait tout au fond de la salle. Le cellophane qui protégeait son coeur jusqu'à présent, Sid l'avait retiré. Marchant sur son organe à répétition lorsqu'elle lui amenait un thé, en esquivant Robert, qui passait de plus en plus régulièrement, essayant vainement de lui parler.
- Tiens, tu vas filer ça à Obiwan s'te plaît? Elliott fit glisser un cookie et une tasse jusqu'à elle, s'emparant de son carnet en s'éloignant.
- Yep.
Son dos était tout droit, désormais. Plaqué contre le fauteuil dans lequel il avait pris l'habitude de s'installer, il regardait la table, ses partitions, sans vraiment bouger. Il avait cet air mélancolique placardé sur le visage, comme un vieil homme arrivé à la fin de sa vie admire de vieilles photos, en se demandant comment tout ce serait déroulé, si il n'avait pas abandonné quelque chose dans le passé. Et puis, son regard était vide. Dans le vague, en permanence. Il aurait fallu lui ouvrir le crâne pour savoir ce qu'il se passait dedans. Alors tout connement, Sid sourit en posant sa commande devant lui, tout près de ses crayons, bien alignés, bien taillés.
- Dessine moi un mouton, juste ça, avec sa voix enfantine, son air gamin. Et puis elle l'avait laissé, après avoir capté ses yeux verts, en se disant que même si ça ne servait à rien, elle avait essayé, au moins.
❣
Iwan était parti une heure plus tard, laissant sur la table la partition de Comptine d'un autre été, dont le dos était recouvert d'étoiles, de petites planètes, puis d'une plus grande, sur laquelle le personnage du Petit Prince avait été remplacé par une petite blonde se fondant à la perfection dans ce petit morceau de galaxie, sans se douter que Sid l'avait ensuite placé dans son porte monnaie, pour ne pas le perdre, ni l'oublier. Elle avait.. réussit?
Il était parti une heure après, laissant une tasse à moitié pleine et un biscuit à peine entamé, ainsi qu'un billet de dix livres sterling sur la table, histoire de se changer les idées et de respirer. Il s'était éloigné de son sentier habituel, se décidant à longer la Tamise, pour la première fois de sa vie. Il peinait à respirer, à cause d'un goût amer un peu trop sucré qu'il n'arrivait pas à avaler. A cause d'une nana qu'il admirait en silence depuis un mois, une boule au ventre, n'osant pas lui demander comment elle avait fait. Pour paraître aussi forte, pour se foutre de tout, pour sortir en pyjama et tout envoyé promener. Parce que Thora et Elliott lui parlaient d'elle, parfois. De la fac qu'elle avait lâchée, du connard qui l'avait plaquée, des journées entières passées à regarder Daria en chialant, sans penser à se doucher, du loyer que son père pété de tunes lui payait en attendant qu'elle retombe sur ses pieds, de sa mère qui l'appelait tous les jours pour l'engueuler et d'elle qui se contentait de raccrocher. Il aimerait pouvoir faire ça, Iwan. Laisser tomber les choses, qu'elles glissent sur sa peau sans atteindre l'intérieur, qu'il ait la force de s'assumer et d'arrêter de se planquer derrière des feuilles — alors qu'il n'arrive même plus à jouer, ou à se concentrer.
Iwan était parti une heure plus tard, se baladant un long moment avant de rentrer, laissant tomber son violon, sa veste et tout son bazar sur son lit avant de se déshabiller, de boire un grand verre de vodka, et de s'enfermer dans la salle de bain.
Il ressorti plus tard dans la soirée, un brin éméché, mais un sourire aux creux des lèvres malgré ses difficultés à marcher. Le ciel était bleu pétrole, quelques étoiles brillaient, sa rue était déserte, et lui, se sentait bien. Thora et Elliott ne l'avaient même pas reconnu, en passant à ses côtés. Iwan se sentait libre, et ça lui plaisait.