Jour 1 ~ partie 4

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          ─ À TAAAABLE...!

     J'ouvre péniblement les paupières ; une mèche de cheveux châtains me chatouille le nez. Il me semble que la voix stridente de ma grand-mère vient de retentir au rez-de-chaussée.

En un effort surhumain, je parviens finalement à me tirer du lit. Je pose la plante de mes pieds sur le parquet.

     Contre le mur, un grand miroir me fait face. J'enfile mes tongs sans me presser et ne m'attarde qu'un instant devant mon reflet pour jeter un coup d'œil à la masse informe que représente ma chevelure. J'y passe la main par principe, sachant que de toute manière ça ne sera ni aujourd'hui ni demain qu'elle se disciplinera.

     Je laisse tomber, sors de la chambre et descends les escaliers, pleine d'appréhension. J'espère tout simplement qu'ils feront en sorte de me mettre à l'aise parce que pour le moment, il est clair que je ne le suis pas.

     Mes grands-parents sont attablés et m'attendent ; Évy dont le putain de sourire est toujours collé sur le visage et Yann, sans expression. Je m'installe à ses côtés. Sur la table trônent plusieurs plats et saladiers ; un vrai banquet... 

     Plus j'entre dans leur quotidien et plus je note de différences entre ma vie et la leur.

     Le riz fond sur ma langue, la chair du poisson est tendre... J'en ai jamais mangé d'aussi bon, en fait. Je revis, comparé à ce que j'ai l'habitude de bouffer chez moi. 

     Pour lancer la discussion au travers du silence pesant, je commente d'un ton que j'aurais préféré enjoué  :

     ─ Le maquereau est délicieux...

Du coin de l'œil, je vois Yann esquisser un sourire sans lever les yeux de son assiette.

     ─ C'est Yann qui est allé le pêcher ce matin, répond Évy d'un ton très détaché.

─ Génial ! je m'exclame.

     Silence. Vu que personne n'a l'air de partager mon enthousiasme, je baisse les yeux et termine mon assiette. Si c'est comme ça à chaque repas, je vais finir par faire un régime ! Et j'en serais capable, vu l'état dans lequel je suis...

     Durant le repas, les discussions se forment peu à peu et je note avec méfiance qu'Évy ne se prive pas de balancer des propos comme "du temps où ton père était célibataire, il accompagnait encore Yann à la pêche" ou "on aurait bien préparé du poisson plus souvent mais ta mère n'aime pas ça, alors...".

À ces mots, je serre les dents et me tais. Pas la peine d'envenimer les choses à peine arrivée chez eux, de toute manière je sais qu'il y aura bien un moment où ça va péter et où elle risque de s'en prendre plein la gueule.

     Le dîner se conclut par la salade de fruits de Yann. Évy m'empêche de les aider à débarrasser la table.

     Ni une ni deux, je fonce dans les escaliers, arrive dans la chambre, me retiens de claquer la porte et vais m'accouder à la fenêtre, histoire de respirer un peu d'air frai.
Au-dessous de moi la terrasse et sa cuisine d'été, encore au-dessous une piscine à l'eau frissonnante, et plus au-dessous, quelques dunes piquées de touffes d'herbe et de plantes sèches. Au loin les vagues progressent en rythme, freinées par les rochers noirs, silhouettes d'épaves sombres se découpant dans le ciel orangé, avant d'aller se coucher sur le sable de la petite plage privée.

On peut dire que c'est un beau coucher de soleil.

J'ai besoin d'aller nager, vraiment. Penser à autre chose. Si je me mets à dessiner, je risque de m'énerver facilement et je ne veux pas de trous dans mon carnet.

J'aurais pas dû. Je le savais depuis le début mais j'ai pas bronché quand la paire de ciseaux s'est refermée dessus et quand j'ai commencé à voir les mèches joncher le carrelage.

     Le menton dans la paume, je soupire sans bruit. La chaleur de mon souffle vient apaiser ma peau.

     Ils n'étaient pas excessivement longs, ni d'un blond brillant, ni d'un brun ténébreux. J'étais habituée depuis des années à cette longueur-là et je pensais juste qu'une coupe courte me donnerait un minimum de style.

J'étais pas hyper bien dans ma peau non plus à ce moment-là, je l'avoue, mais bon... Merde quoi, j'avais pas besoin de ça ! C'était ma carapace, le truc derrière lequel je me cachais quand ça allait mal. Maintenant je me sens vulnérable, j'ai l'impression que tout le monde m'observe sans pour autant s'intéresser à moi, je me sens nue.

À chaque fois qu'on me parle, je me sens agressée. C'est horrible d'en arriver là...! Et où est-ce que je me retrouve ? À des centaines de kilomètres de chez moi, chez une inconnue qui parle mal de ma mère et sa statue de mari ! Sérieux !

     Faudrait peut-être que je pense à desserrer les dents parce que je commence sérieusement à avoir mal à la mâchoire. Faudrait que je me détende. Ouais, faudrait vraiment que j'aille nager.


                                                                ~


          Les premières étoiles percent à travers le ciel. Grelottante, je ferme les vieux volets de bois bleu puis la fenêtre. Je vais ouvrir mon sac, en sors une serviette et une chemise de nuit. Au fond de la chambre se trouve une porte et derrière la porte se trouve une douche à l'eau brûlante qui m'attend.

Ça compensera le fait que je ne puisse pas aller nager.

J'essaye de ne penser à rien, de sentir mes muscles se détendre un à un sous l'effet de la chaleur. Je me sens bien, ça devient de plus en plus rare pour moi alors j'en profite.

     Je me décide enfin à délaisser l'étreinte rassurante de l'eau lorsque ma peau se colore d'un ton rouge alarmant.

     Je vais me coucher en laissant comme seule lumière celle de la petite lampe sur la table de chevet. L'abat-jour bleu nuit est percé d'une multitude de petits trous ; on dirait des étoiles. C'est sympa.

     Mon casque sur les oreilles, je reste une ou deux heures les yeux clos, à profiter du confort. Puis je finis par m'endormir, presque totalement apaisée.

                                                                     ~



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