Jour 1 ~ partie 1

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          Je me force à garder les yeux fermés, la joue pressée contre la vitre.

J'imagine la buée se former comme un petit nuage sur le verre avant de s'évaporer dans l'air doux en une fraction de seconde. Écrasée contre la portière par mon sac de voyage, je me tortille un peu afin de trouver une position plus confortable.

Ça fait bientôt une heure que la vieille Peugeot 505 emprunte ces petites routes de bitume défoncé, et ça n'est pas plus agréable que l'autoroute malgré le peu de pollution ; les pneus ne font rien pour éviter les nids de poule et mon front tape toutes les trois secondes contre la vitre.

      ─ Tu dors ?

     Sa voix grave retentit soudain. Je continue de fermer les paupières pour ne voir que du noir.

      ─ Non, je réponds.

─ Tu ferais mieux d'ouvrir les yeux, les paysages sont pas mal.

      Je les entrouvre à peine pour distinguer entre mes cils le haut de son visage dans le rétroviseur intérieur. Je vois sa silhouette dans le contre-jour, son crâne donc les cheveux châtains et courts frôlent le plafond. Ses grandes mains aux doigts fins semblent caresser le volant lorsqu'il le tourne dans un virage.

      ─ Qu'est-ce que tu as ?

     J'attrape mon paréo et le pose machinalement sur ma tête, me recouvrant le visage. Là au moins je peux garder les yeux ouverts sans être obligée d'affronter son regard inquisiteur.

      ─ Réponds-moi, s'il te plaît. On arrive bientôt alors si tu veux qu'on se parle une dernière fois en privé, c'est le moment.

     Je reste muette.

      C'est vrai pourtant, je pars un mois à la mer, j'aurai une grande chambre... Tout le monde ne peut pas s'offrir ce genre de vacances...

      ─ Gael...

─ Hum...?

─ ...

     Je ne sais vraiment pas comment formuler ce que je ressens.

    J'ai toujours eu du mal à ça, c'est pas aujourd'hui que ça va changer...

      ─ En fait, je ne sais plus trop si j'ai envie d'y aller.

     Il hausse les sourcils dans le reflet du rétroviseur, se tait pendant quelques secondes puis finit par déclarer posément :

      ─ On en a déjà parlé. Je pensais que tu en avais discuté avec les parents, mais vu la tronche que tu tires ça n'a pas l'air d'être le cas... Donc laisse-moi te dire que tu vas vraiment t'éclater là-bas, tu verras ! Les retrouvailles seront sûrement un peu compliquées au début mais ils sont super gentils.

      Je renverse la tête en arrière et appuie le haut de mon crâne sur la banquette arrière toute abimée.

     ─ "Ils sont super gentils" mais ça ne les a pas empêchés de faire la gueule à Maman pendant toutes ces années ! je rétorque, les dents serrées.

─ Les questions d'argent, parfois, ça rend aveugle, répond-t-il en tournant à droite. Mais ta naissance a fait avancer les choses, tu le sais. Maintenant tout le monde s'est réconcilié et c'est ce qui compte.

      Je l'observe attentivement à travers le tissu coloré.

Il semble penser tout ce qu'il dit.

     Je ne sais pas comment il fait pour ne jamais mentir.

   ─ Je te crois, je finis par lâcher à contrecœur.

     La Peugeot s'engage dans une allée caillouteuse bordée de deux rangées de platanes. Je retire finalement de ma tête ce paréo qui me tient chaud et m'appuie de nouveau contre la portière, regardant défiler d'un œil morne les racines épaisses plongeant sous le goudron.

     Au premier coup d'œil, ça a tout l'air d'une allée de riches. Y a des chances que la maison qui se trouve au bout soit une baraque de bourges.

     Les pneus crissent sur les graviers et les feuilles des platanes bougent lentement au gré du vent. Je pose la main sur la petite manivelle noire et baisse peu à peu la vitre ; un air salé vient envahir l'intérieur déchiqueté de la voiture. Je passe le bras par la fenêtre et tends la main : on roule à droite de l'allée et je peux presque toucher les troncs d'arbres du bout des doigts.

Les yeux fixés sur le pare-brise, je profite des derniers instants de silence avant le nouveau débarquement de ces gens dans ma vie.

     Encore quatre platanes et on débouchera sur un nouveau lieu.

     On se gare devant quelques arbres ‒ des noyers, je crois ‒ qui semblent délimiter le jardin.

      ─ Arrivés, il conclut.

     Malheureusement.

Je pince les lèvres tout en détachant ma ceinture.

      ...J'aurais sûrement préféré qu'on tombe en panne sur la route...

      Le paréo sur les épaules et mon sac de voyage en bandoulière, je sors du véhicule et claque la portière avec un air sceptique.

Je l'entends faire le tour de la voiture et ouvrir le coffre. Intriguée, je tourne la tête vers lui et il en sort une valise décorée de petits motifs en forme de cœurs. Je lâche, exaspérée :

      ─ Gael, j'avais dis : "pas la valise" !

─ J'y peux rien, c'est Maman qui a voulu diviser tes affaires en deux parce que ton sac était trop lourd. Et elle a dis que ça ferait plus chic de se ramener avec une valise chez les grands-parents, ajoute-t-il d'une voix plate tout en refermant le coffre.

─ Ça m'aurait étonnée, je lâche en remontant un peu la lanière de mon sac sur mon épaule.

C'est vrai qu'il est lourd.

     ─ Ça y est, tu as toutes tes affaires ?

Je hoche la tête. 

      ─ Allez, on y va, lance-t-il en me dépassant d'un bon pas.

     Pressé de repartir, on dirait...

     Je lui emboite finalement le pas à travers les arbres et ne tarde pas à découvrir ce nouveau monde.


                                                                       ~




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