Nuit 2 ~ partie 6

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          J'attends depuis plus d'une heure, allongée sur le lit et somnolente, retirant de temps à autre le casque de mes oreilles pour épier les bruits environnants. Les chansons se succèdent aléatoirement et pour une fois je ne prends pas goût à les écouter. 

Mon cerveau est en surchauffe.    

    Partagée entre mes réflexions ardues sur mon rêve et ma noyade, je me torture également le crâne pour trouver une solution à mon problème actuel.

Enfin, au problème le plus compromettant à l'heure qu'il est.

     Après maintes considérations, j'en arrive toujours à la conclusion suivante : il faut que je me bouge. C'est pas en restant confinée dans cette chambre que je vais trouver la réponse à ma question.

     Je me lève donc, et vais jeter un coup d'œil par la fenêtre tout en stoppant ma musique une bonne fois pour toutes.
Le ciel s'est couvert et la nuit est tombée, toute bleue marine.

     Je vais tourner la clé dans la serrure et tends l'oreille.
Plus aucun bruit dans la maison.

     Heureuse même si un peu angoissée de passer enfin aux choses sérieuses, j'enfile mon sweat-shirt noir adoré, un vieux jean large et glisse mon portable en mode silencieux dans la poche arrière.  
    Après avoir éteint toutes les lumières, retiré la clé de la serrure et mis à la hâte des chaussettes et une paire de baskets, je passe la porte.
     Immobile dans le couloir, j'enfonce la clé et la tourne le plus délicatement possible ; le bruit mat retentit sourdement.
Je prie pour que mes grands-parents ne l'aient pas entendu.
     Je me retourne et soudain, glisse sur le papier que j'avais laissé sur le plancher.

Pour de la discrétion, c'est réussi.

     Alors que je fourre la petite clé couleur bronze dans la poche de mon jean, je remarque un mot griffonné sur la feuille ; je me baisse pour le ramasser et lis un "ok" tracé en lettres fines et rapprochées, comme écrites en italique.
     Évy doit être vexée que je ne sois pas venue déguster ses bons petits plats.
Bien fait pour elle.

     Je descends en silence et arrivée devant l'entrée, je retiens un long soupir de soulagement ; les clés sont sur la porte. Mon coeur tambourine sauvagement dans ma poitrine.
Je serre les fesses quand le claquement du verrou explose dans le silence. J'espère qu'il est assez lointain pour ne pas arriver aux oreilles des deux endormis.

     Enfin, je sors doucement après avoir refermé la porte, laissant les clés dans la serrure. Aucun cambrioleur n'aurait l'idée de passer par la porte d'entrée, si...?
Je longe les murs et les hortensias, prenant garde à ne pas être voyante depuis les fenêtres à l'étage.

     Une fois dissimulée sous le couvert des platanes, mes épaules se relâchent. Je presse le pas dans les graviers et, avide de liberté, m'autorise même un sprint dans l'allée avant que ma cheville ne me rappelle à l'ordre ; son "ne cours pas" douloureux suffit à calmer mes ardeurs.
J'avance donc plus prudemment jusqu'à la vieille route cabossée.
     Là-bas, je sors mon portable de ma poche et active le mode vibreur, profitant de ce court instant pour souffler un peu ; on ne sait jamais, s'ils ont mon numéro autant que je sois au courant qu'ils ont découvert la fuite.

     Mais je n'ai pas de temps à perdre. Je vais devoir trimer pour arriver à mes fins.
    
C'est la première fois que je fugue. Au moins j'ai une bonne excuse...

     Je décide de longer la route de bitume vers la gauche, dans le même sens que mon arrivée. Étant donné que le dernier village que nous avions traversé Gael et moi doit se trouver à une bonne dizaine de kilomètres, je préfère tenter ma chance de l'autre côté.

     Au fil de mes pas, je me perds dans mes pensées.

     Si Gael avait été là, il saurait quoi faire. Non, pire : si Gael avait été là, il m'aurait empêchée d'aller seule au large. Ou alors on y serait peut-être allé ensemble... Non, il n'aurait pas pris le risque de froisser Yann et Évy.
     J'ai tout fait foirer dès le deuxième jour. Et moi qui me pensait plus mâture que ça... J'ai agi comme une vraie gamine.

     Je renifle, troublée. L'obscurité est désormais complète, je sors donc mon téléphone pour éclairer la route.
23h07... Je suis partie il y a un quart d'heure environ, si je maintiens une allure rapide tout devrait bien se passer.
     Un panneau triangulaire orné d'un dessin de cerf se dresse sur le bas côté.
     À mémoriser, celui-là. Je suis peut-être une gamine mais j'ai au moins conscience de mon sens de l'orientation défectueux. 

     J'arrive à un croisement. Un choix simple s'offre à moi : droite ou gauche.
Cette dernière me ferait bifurquer vers les plages et, en l'occurrence, près de chez mes grands-parents. J'opte donc pour la droite, assez sûre de moi.
     Ma cheville, dont le jean dissimule la chaussette haute bourée de coton, me lance une piqûre de rappel ; la douleur augmente au fil de mes pas.
Il va sérieusement falloir que je trouve ce que je cherche, sans quoi le chemin du retour risque d'être atroce.
     La route zigzague à travers les champs et les bosquets d'arbres.
La campagne... très peu pour moi.
    
     Soudain, un piaffement me fait mourir de peur ; le lève mon portable et sa lampe éblouit la silhouette haute et altière d'un cheval.
     Je baisse rapidement la lampe vers le sol et reste immobile devant sa tête allongée à la hauteur de la mienne, le regard plongée dans ses pupilles fixes.
     Les secondes passent, silencieuses.
Lui non plus ne bouge pas.
Je quitte son regard pour observer ses oreilles dressées, son cou musclé, ses sabots fins surplombés de pattes élancées. Sa robe caramel brille sous le rayon de la lampe ; c'est un mâle, apparemment.
Il est superbe.

     Le moteur grinçant d'une motocross résonne dans le lointain. Si je ne veux pas mourir tout de suite, autant ne pas rester en plein milieu de la route.
     Je fais quelques pas, lentement, vers l'animal. Il piaffe seulement, ne recule pas.
     Je finis dans l'herbe, le sweat-shirt à quelques centimètres de la barrière électrique.
On se regarde.
     La motocross passe en vrombrissant comme une furie. Le cheval couche ses oreilles en arrière en recule en hennissant.
Il est temps que je reparte.
    
     Après un dernier regard, je retourne à la hâte sur la route et presse le pas, tant que ma cheville me le permet. Des picotements acharnés émanent de ma blessure.
Je jette un coup d'oeil à l'écran de mon portable ; 23h28.

     Une petite forêt s'étend désormais à droite de la route. Ça fait un bon bout de temps que je marche, je commence à perdre patiente.
Et espoir.

     Après quelques minutes, je finis par apercevoir de petites lumières entre les troncs.

     Ça y est, j'en ai trouvé un.
Je quitte la route cabossée.
     Si j'avais pu le faire, j'aurais couru à travers le bois. Je me contente d'accélérer le pas et d'éviter les racines et les branches qui menacent de me nuire.
     Dans quelques secondes, je vais sortir à découvert et rejoindre le village. J'approche du but.

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WATER daughtersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant