Joséphine le regard dans le vide attendait patiemment que les choses se passent. Elle n'osait regarder une fois de plus sa montre par crainte de rendre son ennui trop voyant aux yeux de sa mère. Et aussi de peur qu'il ne se soit passé moins de cinq minutes depuis sa dernière consultation horaire.
Joséphine luttant contre le sommeil jouait de ses longs doigts, faisant tinter les bracelets autour de son poignet, poussant du bout des ongles les jetons de bois.
Un frisson lui saisit les côtes, la redressant sur sa chaise communale. Une mèche de cheveux fatigués lui barra le visage ; en un effort tout relatif elle parvint à lever sa main pour les remettre en place. Elle profita de ce regain d'activité inespéré pour à nouveau scruter d'un regard circulaire l'absurdité d'une salle municipale un samedi soir de loto. Des petits vieux, des jeunes désœuvrés, des ménagères mentalement absentes et une table d'animateurs sérieusement affairés à vendre du rêve à deux euros cinquante le carton. Et sa mère qui parvenait à ressentir les petits frissons du jeu avec autant d'émotion qu'un compétiteur de haut niveau. Elle avait pu voir tout au long de cette soirée interminable les éclats brillants de l'avidité dans les yeux des joueurs, les sourires satisfaits des gagnants, les fronts plissés et calculateurs de ceux qui étaient à un numéro du lot, mais aussi les regards dédaigneux des perdants, les grimaces authentiquement hypocrites des gens qui « se connaissent de vue » et qui persiflaient à la table d'à côté, qui critiquaient la tenue de telle ou telle congénère et se satisfaisaient des ragots du canton. Joséphine avait également entendu les maris épuisés ronfler au fond de la salle, et les rires gras provenant de la buvette, seul espace encore habité par un semblant de chaleur humaine.
C'était donc ça la vie ? Trimer toute la semaine à l'usine, nourrir deux gosses et un mari au charme oublié, supporter le loto du samedi soir avec une mère possédée par le démon du jeu le plus stupide du monde ?
Joséphine,démissionnaire de la vie trépidante, en était à espérer que la tension de la vieille d'en face — une copine de maman, chic comme pouvait l'être une rombière de 59 ans – fut telle qu'une crise de nerf la pousserait bientôt à bout, la faisant basculer définitivement dans l'incongruité d'une explosion de rage. Elle voulait une étincelle pour pouvoir donner libre cours à l'incendie qui couvait en elle. Elle voulait voir les jetons voler, les cartons numérotés lancés à la figure des adversaires de l'autre côté du tréteau. Elle aurait voulu que quelque chose intervienne, qu'elle puisse enfin renverser toutes ces petites choses insignifiantes qui maintenaient assis les zombies autour d'elle. Joséphine voulait tromper son mari, quitter son boulot, partir loin, avoir la vie qu'elle méritait.
Joséphine avait subi depuis trop longtemps les assauts de la télévision et des rêves de gloire accessibles à tous mais réservés aux autres.Elle aurait voulu être capable de bousculer sa mère avant de partir dans un esclandre mémorable vers une ville au bord de la mer. Rouler toute la nuit, la musique traversant l'autoroute à grande vitesse,et voir le soleil se lever sur une plage. Seulement elle ne pouvait pas : elle était venue avec la voiture de maman et c'est elle qui la ramènerait à la cellule matrimoniale ce soir.
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Jos3phin8
Short StoryJoséphine 38 ans Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de se rendre compte que sa vie était aussi insignifiante et morne ? A trente-huit ans, tout est encore possible. 38, c'est un bon chiffre.