Joséphine rêveuse dans son bus matinal somnolait entre l'usine et sa résidence. Elle venait de passer la nuit à son poste, à faire les mêmes mouvements, perpétuellement, tout juste maintenue consciente par la programmation musicale qui perçait à peine à travers le vacarme des machines. Elle pensait à ses jeunes années, lorsque ne trouvant pas de boulot digne de ce nom après son BTS, elle s'était mise en tête de travailler à la chaîne pendant quelques mois, afin de réunir suffisamment d'argent pour se payer un diplôme de commerce dans une école privée. Elle s'était donnée deux an pour le faire. Deux ans pour arriver à épargner de quoi s'inscrire. Ça faisait quinze de ça. Bien sûr elle avait eu des périodes «creuses», des congés maternités, des fermetures d'usines, du chômage,mais au final, sa situation n'avait pas beaucoup changée. Qu'était-il arrivé ? Le grand amour ? Une envie d'indépendance,en partant de chez sa mère pour aller chez son homme ? Il avait fallu travailler en attendant qu'Alain finisse sa formation, pour payer le loyer, pour acheter une voiture, pour financer le crédit du pavillon, pour élever Béné et Ludovic. Et l'envie de devenir attachée commerciale dans une banque avait fini par s'évanouir face aux nécessités de leur vie. Elle ne s'était même pas rendue compte de l'instant où cette petite lumière, cette idée restée allumée pendant des années dans un recoin de sa tête,avait fini pars'éteindre.
Ce matin, dans la ligne 38, à l'heure où la France qui se lève tôt croisait la France qui se couche tard, assise à sa place habituelle, Joséphine refusait de penser à ses chances passées. Elle ne voulait plus sentir sur sa poitrine peser la lourde oppression de ses choix raisonnables. Elle se rendait peu à peu compte qu'elle avait laissé passer trop de temps, trop d'occasions d'en finir avec la médiocrité du quotidien. Elle le ressentait presque physiquement, comme si une main avait relâché un peu la pression sur son torse, comme si elle s'était mise à mieux respirer. Elle sentait glisser peu à peu, millimètre après millimètre, l'insécurité de la routine. Elle devinait la lumière filtrant derrière la trappe du destin dans lequel elle s'était volontairement enlisée. Au-delà de la banalité il y avait la vie. La vie rêvée. Elle s'imagina pousser la trappe...
« Contrôle des titres de transport ! »
Un mouvement près d'elle : un séisme lent et adipeux, celui de la grosse Africaine qui fouillait dans son sac à main et soupirait d'indolence face à l'exercice physique demandé. Joséphine fut bousculée sans savoir pourquoi. Ses paupières à moitié closes refusèrent de s'ouvrir d'avantage. Le raz de marée humain tira sur le cordon de son baladeur MP3 ; elle n'entendit plus que d'une oreille.
« Madame...votre titre de transport s'il vous plaît »
La voix déconcertante du contrôleur, visiblement aussi ravi qu'elle,d'être là en ce moment, la fit replonger violemment dans l'instant. Il était 6 h 38 à l'horloge de son MP3, elle mit la main à la poche et en tira sa carte d'abonnement.
Irrité de passer trop de temps sur ce contrôle inopiné, le contrôleur décida de faire un exemple et examina minutieusement la carte,recto,puis verso.
« Vous ne l'avez pas scanné ce matin ! »
Ce n'était pas une question.
Joséphine mit un moment avant de comprendre de quoi parlait l'agent assermenté.
« Pardon? »
Duel de mépris dans les yeux de Joséphine et du petit chef de car.
« Vous n'avez pas scanné votre carte dans l'oblitérateur ce matin, Madame.Je pourrais considérer que votre titre n'est pas valide »
Haussement d'épaule. Joséphine ne voyait pas du tout où ce type voulait en venir. Elle ne savait que répondre et lui tendait toujours son bras pour récupérer le billet à bande magnétique et la carte plastifiée qui allait avec.
« J'ai dû oublier.
VOUS LISEZ
Jos3phin8
Short StoryJoséphine 38 ans Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de se rendre compte que sa vie était aussi insignifiante et morne ? A trente-huit ans, tout est encore possible. 38, c'est un bon chiffre.