38

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« 38 ! »

Pourtant elle serait bien allée elle aussi sur la Côte d'Azur. Elle pourrait bien le proposer à Alain son mari, mais elle connaissait déjà la réponse...

«Alors.Est-ce qu'on a un gagnant pour le 38 ? »

...ils devaient « acheter » – enfin !après toutes ces années d'économie – pour devenir propriétaires d'un appartement à Grenoble et le louer. Le rêve de toute une vie d'ouvriers moyens, la réussite sociale par l'investissement dans la pierre. Et surtout un complément de revenus non négligeable.

«38! 38 ! 38 ! Tu l'as ! Josy ! Tu l'as ! »

Sa mère hurlait dans ses oreilles. Pourquoi au juste.

« J'ai gagné ? Maman ? J'ai gagné Villefranche dans le Sud ?

— Mais oui Josy ! Lève-toi ! vite ! ICI! ICI ! LE 38 ! »

Des gens autour d'elle, une femme entre deux âges – comme elle—même–une étiquette sur la poitrine, se penchait au dessus d'une paire de lunettes de style cul de bouteille, pour vérifier la grille. Elle leva le bras en direction de l'estrade des organisateurs pour confirmer le gain.

On souleva Joséphine de sa chaise, on la poussa entre les chaises, on l'approcha de l'estrade, on la toisa et on la maudit, on lui sourit et on l'envia. Et puis le gros président à la moustache grise et au teint écarlate lui serra très fort la main et lui tendit un sachet de plastique à l'effigie du grossiste en spiritueux, sponsor du loto de ce soir.

«Bravo Madame. A vous le séjour aux Alpes Maritimes, félicitation. »

Et puis ce fut fini. Les gens se levèrent, enfilèrent leurs vestes et fuirent vers la nuit. Les néons s'éteignirent les uns après les autres.

* * *

Joséphine sur le parking tirait sur sa cigarette blonde, souriant involontairement mais franchement. Sa mère, très excitée, fumait à côté et parlait très vite à ses amies agglutinées les unes contre les autres dans la nuit estivale.

Joséphine profitait de ce petit moment de vengeance absurde. Elle écrasa son mégot sous sa chaussure pointue. Elle voulait rester ici encore un peu, à flotter dans ce moment rien qu'à elle. Elle ralluma une autre cigarette et profita intérieurement de chaque bribe de phrase qu'elle percevait.

«La chance des débutants... la fille de Madame Machin... elle ne vient pas souvent en plus ! Y'a pas de justice ! Elle a rien suivi de toute la soirée, elle ne s'est même pas intéressée. Elle ne méritait vraiment pas de gagner... Moi j'irai bien avec une cougar dans son genre dans un hôtel de luxe : je suis sûr qu'au lit... Je mettrai mon lot en vente demain sur E-bay ; j'ai déjà un blender, mieux que celui-là en plus... »


Un peu plus tard dans la voiture, Joséphine n'entendait plus le monologue passionné de sa mère. Elle tenait fort contre elle son sac de plastique jaune vif. Son regard cherchait l'horizon sans le distinguer, l'heure avancée de la nuit empêchait de voir autre chose que le ruban d'usines et de magasins industriels au bord de la quatre-voies. Joséphine se projetait dans l'avenir de quelques semaines : il faudrait convaincre son mari et son patron de lui autoriser un peu de vacances improvisées, un jour ou deux feraient l'affaire, ils n'étaient pas si loin de la Méditerranée finalement. Elle se ferait bien plaisir en achetant une robe pour l'occasion ; une belle robe de soirée pour sortir et se fondre dans le paysage luxueux des nuits costazuriennes. Mais ça, elle ne le dirait pas à Alain, elle lui en ferait la surprise le moment venu.Ça les changerait des weekends monotones et sans surprise, passés entre les courses au Géant-Casino, les allers-retours aux entraînements de foot de son grand et les soirées insipides chacun devant son écran, lui devant ses jeux, elle devant ses real-TV. Ils pourraient enfin faire l'amour avec un peu plus de fantaisie et de fougue, et surtout sans veiller à faire trop de bruit dans une chambre au pouvoir érogène quasiment nul. Elle imaginait une chambre d'hôtel avec un immense lit, des montants en bois sculptés,une baie vitrée ouvrant sur la mer. Et surtout deux nuits entières sans enfants et sans contraintes !

Jos3phin8Où les histoires vivent. Découvrez maintenant