Chapitre 3 - London's Rumors

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Violet




_Hé ben, on dirait que t'as vu un fantôme...

Redressant la tête, je vis mon reflet blafard flotter dans le miroir devant moi. Mes cheveux noirs, retenus par un chignon flou, me faisaient penser à un nid d'oiseau posé sur le sommet de mon crâne. De petites mèches folles s'en échappaient pour s'échouer sur mon front et encadrer l'ovale pâle de mon visage. De lourdes cernes venaient peser sous mes yeux mordorés où une lueur fiévreuse étrange brillait. Mes tâches de rousseurs discrètes ressortaient d'autant plus sur ma peau blanchie par la peur. Je ressemblais à un de ses esprits des lochs que ma mère se plaisait à me décrire pour m'effrayer, les soirs d'hiver. Une de ces femmes assassinées par un mari violent ou morte en couches, revenant hanter les vivants pour les tourmenter.

_Je t'ai juste vue toi, Ellie. Il faut croire que ça m'aura suffi...

Je vis la jeune femme blonde faire la moue dans la glace avant d'asséner une pichenette vengeresse dans ma nuque dévoilée. Je glapis un « aïe ! » et me frottais vigoureusement là où la traitresse avait frappé.

_Arrête ça, Violet. Je vois bien que quelque chose ne va pas. Tu ne manges presque rien depuis deux jours et tu ne dors pas...

Je la regardais par l'intermédiaire du miroir. Elizabeth était une fine observatrice. J'adorais lorsqu'elle me racontait qu'elle avait deviné que tel ou tel client était comme ceci ou comme cela grâce à ses capacités d'interprétation. Elle avait l'incroyable capacité de tout déceler, même les pires secrets. Un jour, après quelques entrevues, elle m'avait même avoué qu'un de ses jeunes clients aimaient les femmes matures. Du genre très mature. Il ne lui avait jamais rien dit à ce sujet, mais elle avait été capable de soulever le voile de la vérité après simplement quelques mots échangés. J'en avais beaucoup rit, malgré mon dégoût. Après tout, chacun ses goûts.

Cependant, je détestais aussi lorsqu'elle m'analysait. Je me sentais alors nue comme un ver, me tortiller en tenue d'Ève, face à son regard inquisiteur et sévère qui ne laissait rien passer. En fait, je ne pouvais pas vraiment lui en vouloir. Était aveugle celui qui ne voyait pas que quelque chose ne tournait pas rond chez moi.

_On ne peut rien te cacher, soufflais-je. Tu as vraiment les yeux partout toi.

Elle haussa les épaules et m'offrit un petit sourire désolé. Elle s'assit sur le rebord de son lit tandis que je restais droite comme un i, face à notre coiffeuse décrépie.

_Si tu veux en parler, n'hésite pas...

_Je sais, Ellie. C'est juste que... ce n'est juste pas la bonne période, vois-tu.

Elle sembla réfléchir un instant avant d'acquiescer gravement. La date fatidique lui était revenue en mémoire. Dans quelques jours, je fêterais l'anniversaire de la mort de ma mère. Je n'étais jamais guillerette à cette époque de l'année, naturellement. Il me fallait pourtant porter le masque de la légèreté devant les clients. Jouer la comédie et sourire comme si nous n'existions que pour eux et leur bon petit plaisir personnel. J'y étais habituée. Mais cela n'enlevait et n'enlèverait jamais le goût âpre que j'avais dans la bouche.

_C'est vrai, désolée.

Je me pinçais les joues pour leur redonner des couleurs et fis de mon mieux pour m'arranger, réajustant mon chignon et m'essayais au sourire. Le résultat ne put que me faire grimacer.

_Ce n'est rien, tu es pardonnée. Maintenant, zou ! On descend avant de se faire voler dans les plumes.

Nous nous levâmes d'un même mouvement et cheminâmes en silence le long des lits à étages, entassés les uns à côté des autres. Elles étaient treize filles à dormir dans cette petite chambre tassée et placée en sous-pente, dans les combles de l'imposante demeure bourgeoise. Moi même, j'avais occupé un lit, juste celui à côté de la porte. Je m'étais cognée contre le plafond un nombre de fois incalculable. J'en avais hérité de nombreuses bosses disgracieuses sur le front ou sur l'arrière du crâne ainsi qu'une petite cicatrice à l'orée de mon cuir chevelu que je prenais toujours soin de dissimuler derrière une petite mèche de cheveux. En été, l'odeur de transpiration y était insupportable et la chaleur suffocante. Il n'était pas rare que durant cette saison, les filles dorment par terre, en quête de fraîcheur. Il y avait bien deux pauvres velux grinçants, mais seulement de l'air chaud y rentrait. Et en hiver, le toit mal isolé et les murs faits en carton pâte laissaient s'infiltrer la bise sibérienne qui venait nous geler les pieds et nous laissait grelottantes dans nos lits, sous nos couvertures trouées et mitées.

Victorian HuntingOù les histoires vivent. Découvrez maintenant