En média : Zero 7 - In the waiting line
Pour un concours de nouvelles (hors Wattpad) dont le sujet était "Vous avez trois heures". 7000 caractères maximum.
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Vous êtes dans un aéroport et vous attendez votre avion. Le temps passe si lentement quand on attend. Vous déambulez dans les couloirs et entendez une voix qui retient votre attention. Vous ne percevez que quelques mots prononcés brièvement, sans conviction, avec une pointe d'amertume aisément décelable.
« Dans trois heures... C'est vraiment long... Bisous. »
Une femme au téléphone. Le premier regard posé sur elle a suffi pour ancrer cette idée dans votre esprit : Je veux lui parler. Je dois lui parler. « Dans trois heures » ? Sûrement l'intervalle de temps avant qu'elle ne puisse embarquer et prendre son envol. Le vôtre est dans quatre heures. Peu importe, dans trois heures elle disparaitra de votre vie. Peut-être parlait-elle à son mari ? Espérez que non. Ce n'est pas le plus important pour l'instant. Dans trois heures, elle disparaitra de votre vie, emportant avec elle vos rêves et vos regrets. Comment faire ? Comment faire pour engager le dialogue ?
Elle ne semble pas avoir remarqué votre présence. Tout juste a-t-elle aperçu votre visage avant de se replonger dans ce qui semble être un polar peu passionnant. Elle replace ses cheveux derrière ses oreilles avec nonchalance. Ses gestes sont lents et précis, comme les aiguilles d'une horloge tournant au ralenti. Le temps semble figé ici-bas ; autour d'elle, et autour de vous. Mais cette fois, ce n'est pas une attente insupportable dont l'ennui est le rouage, c'est une pause inespérée dans le cours tumultueux de votre vie. Le temps se dilate et vous grossissez. Quelque chose veut surgir de votre ventre et de votre bouche. Une boule qui grossit encore et encore. Un nœud, des méandres qui cherchent un exutoire, qui cherchent un appui dans ce recoin de votre corps pour prendre leur élan. Vous grossissez et votre univers rapetisse. Le champ de vos pensées se cloisonne pour ne garder que l'essentiel. Vos sens trop longtemps endormis s'éveillent, prêts à bondir. Maitrisez-les. Pour l'instant vous ne savez que faire. Il vous faut réfléchir, il vous faut un plan. Faîtes du tri dans vos pensées. Choisissez-les soigneusement, ce sont elles qui forgeront l'avenir. Faîtes leur confiance mais ne vous précipitez pas.
Elle s'est levée sans un mot après avoir rangé son livre dans son sac à main. Un sac couleur carmin, tape à l'œil, presque trop voyant, en tout cas assez pour que la totalité des hommes aux alentours le remarque aussi. À moins que ce soit les plis de sa robe blanche évasée et ses jambes légères qui semblaient guider votre regard vers la rougeur de ses lèvres. Tout semble prévu et calculé minutieusement, comme un piège dans lequel tombent les rêveurs idiots, distraits par les charmes d'un mirage lointain. Le temps reprend son cours alors que les aiguilles entament leur marche. Après un défilé dont vous vous pensez à tort le seul spectateur, elle s'assoit dans un café et pose sur ses genoux ce sac à main qui vous intrigue tant. Vulgaire ? Non. Crâneuse ? Peut-être. Séduisante ? Assurément.
À son poignet, une montre brillante et finement ciselée dont l'éclat vous éblouit, reflété par la flûte que le serveur vient de lui servir. Du champagne ? Il y a pire remède à l'attente. Le spectacle des fines bulles vous chatouille la langue et ravive votre acuité. Tout comme elles, l'une après l'autre, vous vous levez à votre tour et avancez dans la direction de... De ? Dans sa direction.
« Rosé de saignée ? Un choix qui se marie à merveille avec votre sac à main. »
Vous êtes tout sourire. Vous êtes ridicule. Votre tentative maladroite pour lire l'étiquette en passant n'est pas passée inaperçue. Elle ne réagit pas et pose son sac à main sur la chaise à côté d'elle dans un silence figé. Vous passez la main sur le col de votre costume. Vous êtes élégant, à n'en pas douter, et vous êtes pressé par le temps qui pousse votre dos avec la douce fermeté de celui qui ne sait pas attendre. Chaque seconde sans avancer est une seconde perdue à tout jamais. Elle regarde sa montre et, après délibération avec sa patience, vous laisse une seconde chance.
« J'attends mon avion. J'ai vu que vous lisiez ce roman... Le roman de... De... »
Votre mine hésitante lui arrache un soupir. Amusée, ou simplement fatiguée par une deuxième tentative ratée de votre part, elle vous fait signe de continuer de la tête. Sans rien dire. Il semble que vous alliez devoir vous débrouiller pour entamer la discussion. Par où commencer ? Les mots manquent à l'appel, avalés par son regard perçant. Vous ne dites rien et restez suspendu à sa bouche qui refuse de parler. Elle humecte ses lèvres et chacun de ses mouvements est renvoyé par un écho lointain vers vos oreilles en quête d'une quelconque sonorité. Les mots s'étiolent dans leur fuite quand vous essayez de les approcher. Que dire ? Que dire pour la convaincre de rester dans le présent, de ne pas avancer toujours plus vers sa disparition inéluctable ? Le temps passe et ne s'arrête jamais. L'image en face de vous perd de ses couleurs à mesure que les vôtres troublent votre vue.
Vos mains sont moites, fatiguées par un effort qui ne peut avoir lieu. Vous entrouvrez la bouche et la refermez aussitôt, chaque volonté mourant instantanément à sa naissance. Vos doigts s'agitent et vos paupières battent l'air frénétiquement. Vous ne tenez plus droit, son souffle vous fait trembler. Il fait frémir vos tempes et la pression maintenue dans votre poitrine est insoutenable. Il faut passer à l'acte, faire quelque chose, même en vain. À quoi bon laisser filer sa chance ? Le temps n'attend pas les retardataires. Les jours passent en une seconde, les heures en un clignement d'oeil. Vous n'en pouvez plus.
« Bon, d'accord. J'avoue. Vous me plaisez. »
Elle vous sourit, satisfaite, une lueur de malice dans les yeux. Sans même crier gare. Vous succombez, évidemment. Vous ne vous y attendiez pas. Vous vous attendiez à... Qu'attendiez-vous, en vérité ? C'est une bonne question. Peut-être la réponse se trouve-t-elle sous vos yeux. Dans ses yeux. Ces yeux qui cachent les secrets du monde. Ou du moins qui vous les voilent. Son vol est dans trois heures. Ou plutôt deux heures et cinquante minutes maintenant. Dix minutes à peine, et déjà un nouveau monde. Le monde en l'autre et le monde en vous. Le voyage avant le voyage. La découverte de nouveaux espaces, les découvertes, les imprévus. La rencontre : fortuite, heureuse. L'échange : redouté, attendu. Le risque : présent ; et la récompense : espérée. Tant de promesses de saveurs, tant d'exotisme renfermé dans ce fruit défendu dont vous devez percer la carapace.
Deux heures et cinquante minutes et tout vous reste à faire. Après les petits pas viennent les grands. Il faut se dépêcher, le monde n'attend pas. Et elle non plus.
« Asseyez-vous et cessez de gesticuler, vous me donnez le tournis ! Moi qui aie déjà peur de l'avion ! »
Vous prenez place. Le décollage est imminent.
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Anthologie
PoetryDes poèmes et des textes courts. Pour chaque texte, une musique en média qui m'a inspiré ou qui appuie le propos. J'aime expérimenter et me donner des contraintes qui sont mentionnées en fin de texte. Raoul Awards 2020 : Raoul du Meilleur texte poét...