Chapitre neuf

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Le paysage défilait à une vitesse qui me parut néfaste, un instant. L'air était chargé d'une tension funeste et pénible, le soleil couvert par de lourds nuages noirs. Le temps se dégradait au fil des heures, le soleil se transforma en pluie, puis en orage. Les gouttes battaient mon pare-brise brutalement, de façon discontinue, jusqu'à ce que je m'arrête pour dormir, dans un motel sordide. Je n'arrivais pas à dormir.


*


     11:06 pm — « Niall m'a appelé. Et tu sais ce qu'il m'a dit ? Que tu allais te rendre chez elle. Appelle-moi, s'il te plaît. »

     11:28 pmappel entrant

     11:28 pmappel refusé

     11:32 pm — « Tu ne dois PAS y aller !! »

     13:40 pm — « Louis, je t'en prie. Je suis ton frère, je dois te protéger et rendre chez elle va te détruire, crois-moi. Tu ne dois pas y aller. »

     14:23 pm — « Je t'en prie. Je te laisserais tranquille, mais ne va pas la voir. »

      14:32 pm — « Elle n'est plus rien pour nous ! Nous avons survécu tant d'années sans qu'elle ne vienne nous gâcher la vie, tu ne peux pas la laisser tout détruire encore... »


*


Sa maison était moyenne, bien entretenue. Le temps avait fini de se métamorphoser et des nuages chargés de pluie surplombaient maintenant le ciel. Les bâtiments gouttaient encore, le soleil réussissait parfois à percer les nuages, étalant dans la ville de longs rayons décolorés. J'attendais dans ma voiture depuis plusieurs heures, indécis, incapable de m'avancer jusqu'à la maison.

Je tournais et retournais entre mes doigts secs le contenant, ce qui fit s'entrechoquer entre elles les gélules, sans que jamais je n'en touche aucune. J'étudiais chacun des scénarios que, pendant le voyage, j'avais élaboré. Chacun d'eux était effroyable.

Au moment où je me pensais à m'en aller, la porte d'entrée de la maison s'ouvrit ; je déglutis. En quelques secondes, elle se trouvait là. Ses cheveux étaient d'un blond clair, surplombés de racines brunes, lissé à la perfection. Son corps était svelte, ses yeux d'un noir profond, sa peau translucide éclaboussée de veines bleutées. Elle portait les mêmes bottes abîmées que dans mes souvenirs, ainsi qu'une lourde veste en cuir. Le dessus de ses mains était modelé de canaux sanguins noueux et palpitants–elle était encore en vie.

— Lottie, ai-je appelé.

Sans réellement chercher à comprendre ce que j'étais en train de faire ou les conséquences que cela allait avoir, je me trouvais hors de ma voiture, à quelques mètres d'elle. Elle me dominait, placée plus en hauteur, à l'autre extrémité de l'escalier. Au son de ma voix, son visage confus se tournait vers moi.

— Louis ?

Elle passait quelques marches, mais gardait tout de même ses distances.

— Que fais-tu là ? Liam est avec toi ?

Elle semblait anxieuse.

— Il n'est pas là.

Son visage se détendit, comme soulagé. J'inspirais de brusques quantités d'air, contractant mes mains tremblantes contre mes cuisses.

— Tu sais, ce n'est pas de ma faute. Ce qui est arrivé... Liam m'a empêché de venir te voir, de te rappeler. Il est le fautif, tu le sais, n'est-ce pas ? Nous étions proches et il en était jaloux...

— Tu mens, ai-je proféré, frémissant. Liam était là lorsque tu ne l'étais pas ; lorsque tu nous as abandonnés.

La confiance que son visage avait exprimée auparavant s'évaporait au fil de mes mots. Elle était confuse, incertaine. Elle descendit deux marches encore, puis s'arrêtait, indécise et apeurée, je crois. Elle se trouvait à mon niveau et je remarquais que j'étais plus grand qu'elle, l'écrasant de ma taille.

— Ce n'est pas vrai... J'ai toujours voulu te revoir, Louis.

— Tu ne l'as jamais fait ! Me suis-je exclamé, haletant. Tu m'as abandonné sans pitié et tu n'as jamais essayé de reprendre contact, tu t'es comportée comme si je n'existais même plus, comme si j'étais décédé... Je ne suis rien pour toi, mais tu as gâché ma vie ! Je te déteste, je te détesterais toujours, ai-je soufflé, hors d'haleine, tremblant.

Son visage se contractait soudainement, une veine pulsant sur sa tempe à un rythme effréné ; je regrettais immédiatement mes paroles, me renfermant sur moi-même–je savais ce qui allait arriver. Je me voûtais, incapable de respirer pendant un instant, caché par l'ombre de ce qui avait un jour été ma sœur.

— Mais nous sommes pareil, je me trompe, Louis ? A-t-elle craché avec véhémence, blessant ma chair, mon esprit, ma raison. Tu es comme moi et tu le sais, Liam le sait. Nous sommes comme la même personne, malade et haïssable, incontrôlable. Abominable et impossible à aimer, voilà ce que nous sommes. Nous sommes fous, Louis et jamais personne ne pourra porter la charge de ta folie, sache-le. Tu es tout autant détestable que moi.

— Ce n'est pas vrai !

Je titubais en arrière, m'éloignant avec difficulté. Mon souffle était bloqué dans ma gorge, impossible à dégager. Elle mentait, elle devait être en train de mentir pour me blesser.

— Tu mens ! Ai-je hurlé, atteint. Je ne suis pas comme toi !

— Tu as raison, a-t-elle dit, me jaugeant de là où elle se trouvait, hors d'atteinte, puissante. Tu es encore pire que moi.

Ce fut comme si l'air avait été retiré de mes poumons, brusquement. Ses griffes me pénétraient impitoyablement et broyaient tout ce qu'elles n'avaient pas détruit la dernière fois, me laissant rompu, brisé.

Je ne répondis rien ; je m'enfuis.


« On sent comme un voile de ténèbres

 s'appesantir sur les sens ; la notion

 du réel est perdue. Il vous vient

 comme l'impression de cités apocalyptiques,

 de nuées lourdes de sang, de malédictions

 suspendues. C'est la conception des épouvantes

 gigantesques, des anéantissements chaotiques,

 des fins de monde... Une minute de sommeil

 intérieur qui vient de passer, malgré toute

 volonté ; un rêve de dormeur debout qui

 s'est envolé très vite. »

P. LOTI, Mon Frère Yves, 1883, p. 341.

Black Baccara - Larry StylinsonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant