Leurs rangs se comptaient par dizaines, et c'était se rassurer que de ne pas dire des centaines.
Non. Pas encore.
Pitié.
Mais rien n'y faisait, rien ne pouvait arrêter la machine une fois lancée. Les enfants avançaient, avançaient, lentement, mais ils s'approchaient, et bientôt, ils la toucheraient, ils la frapperaient, et ils l'appelleraient démon.
Ils murmuraient son nom. Pas son vrai nom.
Belphegor. Belphegor...
- Lâchez-moi, murmura-t-elle, sans la moindre conviction. Partez.
Un enfant, différent des autres par sa difformité dodelina frénétiquement de la tête et chantonna presque d'une voix cristalline :
- Mais non, Kayna, tu es un monstre. Et les monstres, on ne les lâche pas, on les enferme. Les monstres sont méchants, alors on leur fait du mal.
- Je ne ... suis... pas un monstre, pleurnicha-t-elle.
Elle voulut porter ses mains à son visage et essuyer ses larmes, mais elle ne pouvait les bouger.
Elle se réveilla ; et ouvrit les yeux.
Et elle ne vit rien.
D'épaisses cordes enserraient son corps contre le dossier froid d'une chaise grinçante. Elle devina qu'on lui avait bandé les yeux.
Et dans le noir, il y avait cette voix. Cette voix doucereuse au possible, qui semblait se déplacer dans l'espace, provenir de tous les côtés, se faufiler derrière elle, puis frapper par devant.
Cette voix qui faisait mal.
Cette voix qui disait qu'elle était un monstre.
- C'est comme ça qu'ils t'ont fait du mal, hein, Kayna... Tu as eu peur ? Tu as eu mal ? Très mal... Ils t'ont dit des choses horribles, n'est-ce pas ? Et puis, comme ça ne suffisait pas, ils t'ont punie, ils t'ont mis ce sac sur la tête, pour cacher ton œil, et ils ont versé de l'eau dessus... c'est ça ? Tu as cru que tu te noyais... tu ne pouvais plus respirer... c'était comme si... comme si un torrent t'emportait... et puis ils ont commencé à te frapper... il y avait des cailloux, rien d'étonnant, c'était un terrain vague... toi, toi, tu voulais juste être leur amie... mais tu es un monstre... alors ils t'ont frappée... et frappée... comme ça... et comme ça... ils visaient le crâne... ils aimaient bien ton ventre aussi... c'était dommage, car t'étais plutôt mignonne... mais t'étais un monstre... tu comprends, ça, Kayna ? T'étais un monstre. Tu sais, ces choses que l'on regarde pas dans les yeux, ces choses qu'on met en cage et dont on se moque... ces choses qui font peur aux enfants... les enfants... ça te fait peur, les enfants, hein Kayna ? Quand t'en vois un dans la rue, tu changes de trottoir, et tu regardes ailleurs... Ils t'aiment pas les enfants. Ils ouvrent des grands yeux, ou ils les froncent, et ça te rappelle, ça te rappelle ce que tu vois dans le miroir, ce visage qui aurait pu être si normal... ce visage que tu caches derrière tes cheveux, ce visage rongé par un cache-oeil, rongé par la honte d'être un monstre... T'aurais aimé être normale. Mais quoique tu fasses, quoique tu dises... Kayna... tu seras toujours qu'un...
- Arrêtez !
Elle l'avait hurlé. Elle ne savait pas où elle avait trouvé la force nécessaire, mais elle l'avait fait. Elle sentit des larmes perler sous le bandeau. Elle se sentait mise à nue. Et si faible.
- Pas vrai, Kayna, ça fait mal, d'être un monstre ? demanda la voix, dans un miaulement de satisfaction.
- Qui êtes-vous ? articula-t-elle avec difficulté, tentant de reprendre son sang-froid.
- Moi ? Mais voyons... ça me paraît pourtant évident...
La jeune prisonnière tenta de défaire ses liens, en vain, et se brûla les poignets. Elle sentit une nouvelle avalanche de coups lui couper le souffle.
- Tu sais, ma maman disait que j'étais un monstre, moi aussi, Kayna, et toi, tu en penses quoi ? Et ta maman, elle aussi, elle pensait que tu en étais un ? Hein, Kayna ? Elle ne t'aimait pas ta maman ? Elle a eu peur, quand t'as posé ton premier regard sur elle, hein ? Elle t'a abandonnée ? Elle a pas supporté de te voir ? Et ton père, alors ? Ton père, il t'a laissée tomber sur des rails. Sur un chemin de fer. C'était pas involontaire. Il avait juste pas eu le cran de presser sur la gâchette. Ca fait quoi, d'être détestée, d'être rejetée, alors que t'avais même pas encore braillé ?
- Ca fait... rien... du tout..., murmura-t-elle faiblement, aussitôt punie par une inexorable salve de coups.
- Mens pas, Kayna. Les traces sur tes poignets parlent pour toi. Que s'est-il passé ce jour-là ? Et si tu me racontais ?
Kayna ne pensait pas qu'elle pouvait se sentir plus glacée qu'elle ne l'était déjà. Cette voix... Elle la connaissait... Mais... qui ?... Elle ne parvenait même pas à distinguer le sexe de son agresseur...
- J'ai juste pété une vitre, mentit-elle, comme à tous les autres.
- C'est pas beau les mensonges, Kayna. Y a que les monstres qui mentent, susurra la voix.
Elle l'entendit s'éloigner, seulement l'espace de quelques instants, puis revenir, à sa plus grande désolation. Une lame aguicheuse caressait désormais son menton.
- Et si tu me disais la vérité ?
- J'ai voulu mourir, avoua-t-elle enfin avec dégoût.
- Et pourquoi es-tu encore ici ?
- J'ai regretté, et j'ai tout arrêté.
Un nouveau sanglot s'échappa sous le bandeau en attendant le verdict ; mais la voix s'était tue.
C'est alors qu'elle sentit la pointe du couteau commencer à s'enfoncer...
- C'est faux. Tu voulais mourir. Tu n'aurais jamais fait ça.
- Arrêtez, souffla-t-elle, prête à s'évanouir, pitié.
- Je ne vois qu'une solution... Quelqu'un t'a surprise. Quelqu'un t'a sauvée. Et je veux savoir qui. Allez, Kayna, dis-moi son nom...
- Naith.
- Tiens donc, quelle surprise ! Cette petite Naith... ne serait-ce pas l'une des victimes du Roi ?
- Laissez-la reposer en paix, répliqua Kayna, qui lui aurait craché à la figure si elle avait été seulement capable de mouvement.
- Dis-moi tout ce que tu sais sur elle, et je te jure de te laisser tranquille, Kayna.
Kayna déglutit. Bordel. Qu'est-ce que c'était que ce bordel ? Ça n'avait pas de sens. Elle avait été kidnappée pour parler de sa défunte amie ?
- Ton "amie", s'est comme qui dirait... volatilisée. Pouf, comme ça, disparition à la morgue. Alors que le corps d'Arya, lui...
- Comment ça ? la coupa Kayna, sonnée.
- Ne fais pas l'innocente... Tu sais très bien pourquoi. Et tu vas me le dire, n'est-ce pas ? Car après tout...
Elle sentit qu'elle se rapprochait d'elle, et frissonna lorsqu'un souffle chaud frôla son oreille.
- ... Nous sommes des monstres, toutes les deux.
- Ne me mettez pas dans le même sac que vous.
- Mais pourtant, Kayna, c'est ce que tu es... L'aurais-tu oublié ?
A ce moment-là, elle sentit le bandeau glisser sur sa nuque. La faible lueur du néon planté au-dessus d'elle lui brûla les yeux, qu'elle se résolut à garder ouverts. Elle voulait voir son agresseuse. Elle voulait voir sa tronche de cake. Elle voulait la tuer. Mais elle ne pouvait même pas bouger sa tête d'un millimètre. Merde, songea-t-elle, à bout de nerfs. Un vieux projecteur poussiéreux émit un craquement sinistre, signe que la pellicule commençait à tourner. Elle entendit quelques pas, et le néon s'éteignit, laissant place à une vidéo, en couleur, étonnamment, sur le formidable support moisi que constituait le mur du garage où elle était enfermée, et où peut-être elle finirait ses jours.
Une vidéo d'elle.
- Qu'est-ce que...? murmura-t-elle, abasourdie.
- Chut. Regarde. N'en perds pas une miette, s'il te plaît.
Elle ouvrit de grands yeux à la vue de cette petite fille au visage à demi-caché, à sa bouche toujours orientée vers le bas, mais surtout à ce qu'elle tenait dans la main...
Des poupées. Des poupées auxquelles les cheveux avaient été arrachés. Des poupées dépourvues de globes oculaires, et, entre autres de quelques membres comme les bras, ou les jambes...
"Mon dieu, qu'as-tu fait Kayna ?" demanda une voix féminine à la petite fille. "Ça ne se voit pas ? Je les ai soignées."
Son cœur loupa un battement lorsque la gamine prit deux ans de plus, habillée d'une robe noire, serrait fort contre elle un chat. Basile, se souvint-elle, avec une pointe d'attendrissement. Le chat de l'orphelinat. Les gamins l'adoraient.
Mais plus l'objectif se rapprochait, plus elle sentait ses poils se hérisser devant l'horreur.
Il y avait ces ciseaux qu'elle tenait dans sa main droite. Des ciseaux qui se plantèrent joyeusement dans les yeux de l'animal.
- Arrête ça !
Elle murmurait. La petite fille murmurait. "Calme-toi, Basile, je vais te soigner..."
- Non ! C'est faux !
- Tu sais, Kayna, chez les monstres comme nous, le mensonge n'a rien d'étonnant. Ca nous aide, parfois, à avancer...
- Non...
Et puis, l'image se changea.
Elle était assise tranquillement sur un banc du terrain vague. Elle attendait Jax avec impatience.
Et puis il y avait eu ces gosses. Ses camarades de classe.
- Non..., souffla-t-elle, en fermant immédiatement les yeux.
Une décharge électrique eut tôt fait de les rouvrir.
Elle assistait à nouveau à ce triste épisode qu'elle revivait chaque soir depuis 7 ans.
"Hey, mais c'est le démon, là-bas, non ?" demanda l'un d'entre eux.
"Et si on lui montrait le fond de notre pensée ?"
"Ouais, bonne idée."
La suite ? Kayna la connaissait par cœur. Ils s'étaient approchés. Ils l'avaient insultée. Ils l'avaient battue.
Et puis ils étaient tombés. D'un même homme, ils s'étaient écroulés dans le sable. Ils respiraient encore, mais ils ne bougeaient plus. Elle avait paniqué et s'était enfuie. Elle n'avait jamais su, elle n'avait jamais compris. Elle ne les avait jamais revus.
- J'en ai... assez...
- J'ai encore des tas de petites anecdotes sympathiques sur toi, tu veux les voir ?
- Non. C'est bon, ça suffit. Que veux-tu savoir ?
- Donne-moi le secret de Naith. Dis-moi ce pourquoi tu es prête à souffrir pour le cacher.
Kayna prit une grande inspiration. Naith était morte, mais elle lui avait fait le serment de ne jamais révéler sa véritable identité ; enfin, à vrai dire, elle n'avait jamais supposé, ou du moins imaginé, qu'on la kidnapperait et la séquestrerait pour la faire avouer.
Naith. Je suis désolée, pensa-t-elle, navrée.
- Naith n'est pas humaine, avoua-t-elle enfin, au plus grand plaisir de son agresseuse, dont elle devinait le sourire narquois même derrière son dos.
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King's Game : le jeu infernal
FanficUn soir, Kayna est réveillée par un intrigant message indiquant que sa classe participe à un Jeu du Roi ; ce qu'elle prend tout d'abord pour une blague de mauvais goût se révèle peu à peu être un jeu sadique, dont seule la découverte de l'identité d...