Lorsqu'on lui annonça qu'elle avait une visite, Kayna pensa d'abord à une blague. D'ailleurs, quand elle reconnut le petit visage mutin de Selen derrière l'épaisseur vitrée, l'idée d'un vidéo gag ne lui parut plus si absurde. Bordel, qu'est-ce qu'elle foutait là, celle-là ? Elle n'avait pas la moindre envie de lui parler. Elle fit machine arrière, mais l'une des grosses montagnes de muscles qui l'accompagnaient l'en empêcha, et la poussa d'un air impassible dans la cabine de verre.
- Ok, gros tas, t'as gagné, mais crois-moi, c'est pas un morceau de verre et des menottes qui m'empêcheront de la tuer, grogna-t-elle, en frottant systématiquement l'emplacement de son cache-œil... qui manquait toujours à l'appel.
- A ta place, je ferai moins la maligne, mademoiselle Quintuple-Meurtres.
Elle ne roula même plus des yeux, tant l'effet de surprise avait fini par s'estomper. La blague n'avait plus rien de drôle. S'ils continuaient, elle finirait même par s'abaisser et crier son innocence. Mais bon, pour le moment, ce surnom clouait le bec à ses voisins de cellule. Autant en profiter.
Elle s'assit en face de cette fille désagréable qu'elle n'avait jamais pu blairer.
- C'est pourquoi ? beugla-t-elle, pressée d'en finir.
- Bonjour, Kayna, la salua Selen avec une politesse tellement surjouée que Kayna se surprit à comprendre immédiatement qu'il s'agissait d'hypocrisie. Comment vas-tu ?
Kayna cligna des yeux une bonne dizaine de fois ; en effet, c'était une méthode assez efficace pour contenir sa frustration. C'était vraiment pas le moment de devenir la Demoiselle Sextuple-Meurtres de ces messieurs, fulmina-t-elle en son fort intérieur.
- Parfaitement bien, assura-t-elle, d'un ton qu'elle espérait assez éloquent pour que Selen ait l'envie soudaine de creuser un trou et de s'y enterrer.
- Dans ce cas, j'imagine que tu sais que je ne suis pas venue ici uniquement pour prendre de tes nouvelles.
- A vrai dire, tu n'avais même pas besoin de me sortir une de ces phrases clichées que l'on retrouve dans ces maudits films. Va droit au but, ou je vais commencer à m'énerver, rétorqua Kayna, irritée.
- Commencer ? Mais tu l'es déjà.
- Ton but, c'est de me condamner à la peine de mort tout de suite, c'est ça ?
- En fait, non. Je suis ici pour conclure une sorte de marché, déclara-t-elle, avec une mine que Kayna jugeait vicieuse.
- Vraiment ? Et quel marché peut-on conclure avec une taularde ? demanda celle-ci en bâillant allègrement.
- En réalité, si tu acceptes, tu seras libérée sur le champ, déclara Selen en bâillant à son tour.
- Et comment cela serait-il possible ? L'interrogea Kayna, méfiante, après une petite pause de réflexion ; elle ne voulait pas se laisser impressionner.
- Mon père est comme qui dirait le préfet de police de la région.
Il y eut un grand blanc. Kayna hésita un instant. Devait-elle se gratter le bout du nez, ou bien la joue gauche ? Les deux la démangeaient frénétiquement. Elle opta pour les deux.
- Quoiqu'il en soit, j'ai mené ma propre petite enquête à ton sujet, et j'ai découvert pas mal de choses intéressantes que je serais prête à partager avec toi si tu acceptais de devenir mon bras droit dès maintenant, suggéra Selen avec sagesse, avant de lui rappeler : En plus de ta pleine liberté, bien évidemment.
- Ok. Cool. J'accepte. Dépêche-toi de me faire sortir de ce trou à rats, grogna Kayna.
- Mais avant, j'ai besoin de vérifier que mes suppositions soient exactes, même si je n'en doute pas une seconde, et je vais te poser quelques questions.
Elle posa devant elle, dans un sac en plastique propre aux enquêtes policières, un flingue qu'elle reconnut aussitôt.
- Albert, murmura-t-elle, émue par ces retrouvailles inattendues.
- J'imagine que je n'ai pas besoin de te demander si tu reconnais cette arme. Ils l'ont retrouvée sur la scène du crime ; c'est avec elle qu'on a tiré sur Sha.
- Sha ? répéta Kayna, éberluée. Mais je n'ai pas souvenir de l'avoir tuée.
- Je trouve ta plaisanterie d'un bien mauvais goût, même si son état m'importe peu. Que sais-tu à propos de cette arme ?
- Albert ? C'est mon cadeau de naissance. Certains reçoivent leur premier ours en peluche. Moi j'ai eu un flingue. Tiens, j'imagine que c'était ma destinée d'atterrir ici.
Kayna émit un petit rire amer. Parler d'elle-même lui avait toujours semblé absurde.
- Ma mère a vraisemblablement tenté de me tuer avec, mais, soudain victime d'un accès maternel, elle a choisi de m'abandonner sur les voies ferrées. Par chance, ou malchance, je n'en sais rien, c'est là que Paula m'a trouvée et recueillie. Voilà. C'est bon ?
- Parle-moi de l'incendie.
La fille à l'oeil rouge se renfrogna et prit sa tête entre ses mains à l'évocation de ces douloureux souvenirs. Comment pouvait-elle savoir ? Elle n'en avait parlé qu'à Jax, vaguement, un soir où l'alcool avait fait un carton.
- On m'a assommée, et quand je me suis réveillée, j'étais en taule. J'avais neuf ans. C'est tout ce que je sais.
- Voyons... Kayna, il va falloir te montrer plus coopérative si tu veux sortir d'ici, lui rappela doucement Selen en sirotant un multifruit que venait de lui apporter un policier.
- Très bien. C'est vrai. J'étais pas là-bas par hasard. J'avais faim. J'étais pauvre. Ils étaient riches. Je voulais juste voler un petit truc. Mais c'est pas moi qui ai mis le feu, d'ailleurs j'ai été innocentée. Tu devrais le savoir.
- Mais je le sais bien, Kayna. Tout comme je sais qui a réellement incendié la demeure familiale.
- Vraiment ? demanda l'autre d'un ton dubitatif.
- Pauvre petite Sha, même morte, je trouve le moyen de souiller sa mémoire, soupira Selen, pourtant radieuse. Mais je ne t'apprends rien, n'est-ce pas ?
- En fait, je m'en fous, que ce soit elle ou quelqu'un d'autre.
- Vraiment ? singea Selen, avant de reprendre : Mais tu n'aimerais pas savoir pourquoi son père a tant tenu à t'acquitter, toi, pauvre enfant des rues ? Nous parlons tout de même d'un homme qui gardait enfermé son fils dans un placard.
- Je m'en fous, je t'ai dit.
- Tant pis. Je te le dirai quand même. Regarde bien cette arme.
- Bordel, c'est la mienne, je la connais par cœur quand même, maugréa l'autre en jetant tout de même un coup d'œil, histoire de vérifier.
Elle avait subi un nettoyage dans les règles de l'art, et l'inscription "Albert", qui avait disparu après des années d'usure, brillait presque sous le scintillement du néon.
- Cette arme n'est pas celle de ta mère, mais celle de ton père, déclara la jeune fille avec légèreté , un sourire narquois sur les lèvres.
- Père, mère. C'est la même. On m'a abandonnée quand je prenais encore la tétée. Donc, je m'en moque vraiment.
- Tu t'en moques toujours si je t'annonce que cette arme appartient au père de Sha ?
Pour une fois, Kayna ne prit même pas la peine de masquer sa surprise.
- Le père de Sha ? murmura-t-elle, d'une voix tremblante malgré ses efforts pour rester calme.
- Oui, j'imagine que ça t'a mis la puce à l'oreille, qu'un inconnu vous offre à toi et...
- Paula.
- A toi et Paula une situation. Et même les frais d'inscription pour que tu puisses t'inscrire dans la même école que Sha et Donova. Étrange coïncidence, n'est-ce pas ?
- J'ai peur de voir où tu veux en venir.
- Comme je te l'ai dit, j'ai mené ma propre petite enquête, et j'ai pu découvrir qu'il y a dix-huit ans, une femme de mœurs légères a déposé sur le porche un landau de fortune contenant pas un, mais deux enfants ; une fille, portant le nom de Belphegor, et un garçon, joliment nommé Lucifer.
- Attends tu es en train de dire que..., grogna Kayna qui commençait à réaliser.
- Toi et Donova...
- ... J'ai embrassé mon frère ? vociféra-t-elle avec dégoût.
Selen se demanda s'il fallait rire ou pleurer, avant de reprendre, après un soupir :
- J'en ai tout simplement conclu qu'il a essayé de se débarrasser de toi, et qu'il n'a pu être que surpris de te voir vivante, neuf ans plus tard, Belphegor.
- D'accord. Mais à quoi tout ça nous avance ? Mon père est milliardaire et tu veux lui piquer son fric, c'est ça ?
Père. C'était étrange, comme mot.
- Avant que tu t'en rendes compte, j'aimerais te rappeler que tu es en deuil, tout de même. Ta soeur vient de mourir, fit remarquer l'autre, un sourcil en l'air. Mais ça n'a pas d'importance. Toutes les deux, nous allons parler de souvenirs familiaux.
- Sha est ma sœur, réalisa Kayna avec de grands yeux.
- Était, rectifia Selen d'un ton impérieux. Voici une photo que j'ai trouvée chez elle, dans ses affaires.
- Tu es entrée chez elle par effraction ?
- Ça n'a pas d'importance.
Kayna saisit la photo entre ses doigts que Selen avait fait glisser sous la paroi de verre. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour reconnaître le petit garçon, enchaîné dans ce qu'elle imaginait être le fameux placard, enlacer sa sœur. Il lui fallut encore moins de temps pour comprendre où Selen voulait en venir.
Donova avait l'œil rouge aussi, constata-t-elle d'un ton neutre.
Suite à l'incendie, le garçon a grièvement été blessé. L'argent de sa famille lui a permis de retrouver un visage normal, la seule différence étant la couleur de son œil, soudain devenue grise.
- Et alors ?
- Tu n'es pas très maline, Belphegor. Regarde comme ils ont l'air de s'aimer. Tu ne trouves pas ça... étrange ?
Kayna réfléchit un instant. Elle n'avait pas tort, Sha et Donova passaient leur temps à s'esquiver et à s'ignorer.
- Bah, ça doit être l'adolescence, remarqua-t-elle, exaspérée par la tournure que prenait la conversation.
- C'est là où j'ai besoin de toi. Contrairement à toi, je n'ai pas suivi le même parcours scolaire que ces deux-là, il faut que je sache à partir de quand leur comportement a changé, déclara Selen, dont le visage avait presque pris une expression normale l'espace de quelques instants.
Ouh, la vilaine petite curieuse, pensa Kayna. Puis elle ferma les yeux, et tenta de se rappeler de tout ce qui s'était passé après l'incendie. Difficile, puisqu'elle avait passé son temps à éviter les autres ou à se faire rejeter. Elle ne leur avait pas porté beaucoup d'attention non plus, et d'ailleurs, rares étaient les jours où elle n'avait pas fait l'école buissonnière. C'était la belle époque des feuilles de pompe, se remémora-t-elle avec nostalgie.
- Ils s'entendaient bien. Ils ne se lâchaient pas d'une semelle, en fait, ça a changé au lycée, je crois, dit-elle hésitante.
- J'espère que tu me dis la vérité, fit Selen, d'un ton soupçonneux. Très bien, je sais tout ce que je voulais savoir.
- C'est pas trop tôt.
- Je veux dire, je sais tout ce que je voulais savoir à leur sujet, je n'en ai pas fini avec toi, Kayna.
- Bordel. Je préfère retourner dans mon trou que de poursuivre cette discussion.
- Tu oublies la liberté, je crois. Parle-moi d'Aïtu.
- Aïtu ? répéta Kayna, surprise.
- Il y a fort à penser que c'est elle qui a tiré sur ta sœur.
La jeune fille mit un certain temps à comprendre que le mot "sœur" correspondait à Sha, et "tirer" au fait de l'avoir assassinée.
- Impossible, cette fille est la douceur incarnée. Tu fais erreur, Rantanplan.
Elle sentit Selen se crisper, elle n'avait pas l'air d'avoir apprécié son nouveau petit nom, ce qui ne put que ravir Kayna.
- Pourtant, sa propre soeur a témoigné contre elle sous serment, et ce sont ses empreintes qui ont été retrouvées sur l'arme du crime. Autre chose ?
- Je ne comprends pas... Pourquoi aurait-elle fait ça ? Ca ne lui ressemble pas, Aïtu ne supporte même pas la vue du sang, et elle prend un malaise dès qu'il est question de violence... Je sais qu'elle n'aimait pas trop Sha, puisque c'était la meilleure amie d'Alix, mais tout de même... C'est forcément un complot, marmonna Kayna, les yeux dans le vague.
- Peut-être qu'Alix aimait un petit peu trop Sha, suggéra Selen.
- Ah, je t'arrête tout de suite. Alix aime les mecs, déclara l'autre, pour une fois fière d'en savoir davantage sur le sujet.
- Ce n'était pas là où je voulais en venir. Tu n'as pas assisté aux combats, mais Arya a eu un comportement des plus douteux lors de la dernière manche... au point de vouloir étrangler sa petite amie.
- Arya ? Mais ça n'a pas de sens, répliqua Kayna comme s'il s'agissait de la blague la plus absurde qu'elle ait entendue.
- J'ai retrouvé un cookie sur la scène du crime présentant une faible dose de drogue, expliqua Selen, qui jubilait à l'idée de dévoiler l'immensité suprême de ses connaissances. Il y avait seulement deux traces de morsure, appartenant chacune à une empreinte dentaire différente ; celles d'Alix et d'Arya.
- Tu veux dire qu'Alix a drogué Arya ? Mais pourquoi ?
- Pour sauver Sha, évidemment. Aïtu l'a compris, bien qu'un peu trop tard. Elle s'est rendue aux toilettes, en trouvant au passage ton arme, où Alix s'était réfugiée après avoir commis son crime.
Kayna regretta amèrement d'avoir laissé Albert lui filer entre les doigts.
- Aïtu a tabassé Alix, et s'apprêtait à la tuer lorsque Sha est entrée. C'est là, qu'elle lui a tiré dessus. Ca n'avait rien de prémédité, ni de très réfléchi, commenta Selen d'un ton pédant.
Kayna n'eut pas même la force de répliquer. Elle n'avait pas beaucoup d'amis, mais elle ne pensait pas si mal connaître Aïtu. Son père était sa hantise. Elle se rappela même qu'un jour elle lui avait confié le souvenir d'une nuit atroce, où le fer de la ceinture avait fendu l'air. Mais ce n'était pas la douleur qu'Aïtu avait retenu de ce soir-là, mais le regard que lui lançait sa soeur, assise sur le fauteuil du salon, un jus de fruit à la main qu'elle sirotait tranquillement devant l'horreur du spectacle. Un regard insouciant.
- Sauf qu'Aïtu s'est gourée, déclara mielleusement Selen, pas mécontente de son effet.
Kayna leva ses yeux vairons sur elle. Là encore, les forces lui manquaient pour pouvoir la détester.
- La dose de drogue qu'a ingérée Arya était insuffisante et n'a eu aucun effet. Alix a mal calculé son coup. Ce qui signifie...
- ... que quelqu'un d'autre a drogué Arya, acheva Kayna dans un souffle rauque.
- Exactement. Quelqu'un qui détestait Arya...
... ou qui adorait Sha, la coupa Kayna, qui commençait à comprendre où elle voulait en venir.
Selen sourit, satisfaite. Elle en avait mis du temps. Mais ça valait le coup. Désormais elle avait une solide alliée.
Alliée. Elle réprima un petit rire devant l'absurdité de la chose.
Lorsqu'elle sortit du commissariat, elle leva les yeux pour fixer le ciel, avec une brève pensée pour Isa.
Kayna quant à elle s'empressa de régler les dernières paperasses administratives, impatiente de retourner à l'air libre, et plus encore pour retrouver le sale type aux ongles jaunes qui l'avait balancée.
"T'es mort", songea-t-elle avec satisfaction en apposant sa signature de manière machinale.
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King's Game : le jeu infernal
FanfictionUn soir, Kayna est réveillée par un intrigant message indiquant que sa classe participe à un Jeu du Roi ; ce qu'elle prend tout d'abord pour une blague de mauvais goût se révèle peu à peu être un jeu sadique, dont seule la découverte de l'identité d...