Chapitre 16

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  Vers 19h, lorsque Selen sonna à la porte, Isa hésita quelques secondes avant de la laisser entrer.
- Tu... Tu... vas m'... m'aider, n'est-ce pas ? demanda Isa, secouée de spasmes, les sourcils naviguant presque sur la sueur de son front.
Selen réprima un petit sourire méprisant ; et caressa du bout des doigts un vase vide, siégeant sur l'impeccable bureau de sa cousine. Elle n'avait jamais apprécié la poterie, et peut-être, d'une vision plus générale, tout ce qui avait trait à la décoration.
Il n'y avait que les humains pour aimer ça.
- Bien sûr, que je vais t'aider, assura-t-elle d'un ton neutre, et presque forcé.
- Tu ne les laisseras pas me tuer, hein ? Selen ?
- En effet, non.
- J'ai... J'ai toujours su que je pourrai compter sur toi ! pleurnicha-t-elle sous le coup de l'émotion, en tentant de se fondre dans les bras de sa cousine, qui la rejeta d'un geste noble.
Il y eut un silence gêné, du moins du côté d'Isa, car Selen examinait désormais un petit arbuste posé sur le rebord de la fenêtre.
- Mais alors... qu'est-ce qu'on fait ?
- C'est simple. Pour commencer, tu vas rédiger ta lettre de suicide, expliqua Selen en haussant des épaules, les yeux en quête d'un autre élément passionnant du quotidien humain.
- Q... Quoi ? Ma lettre de suicide ? répéta Isa, qui tournait de l'œil.
- Allons, Isa. Ne me fais pas perdre mon temps.
- Tu... Tu...
Les mots lui manquaient. Elle se sentit à nouveau défaillir et s'affala sur le coin de son lit.
- Tu ne m'aideras pas ?
- Je n'ai jamais dit que je t'aiderai à vivre. Je t'ai simplement dit que je ne les laisserai pas te tuer, rétorqua Selen, se retenant visiblement de lever les yeux au ciel.
La peur de la mort ?
Bêtes ou humains, tous les mêmes. Des peureux.
- Je suis une idiote, murmura Isa, la tête entre ses mains, je suis une idiote. Une idiote.
- Eh oui, confirma Selen en lui tendant un stylo et une feuille de papier qu'elle avait préparés, ce qui outra sa cousine.
- Tu avais déjà tout prévu ! L'accusa celle-ci.
- Il semblerait.
- Mais je ne veux pas me pendre, Selen, tu dois comprendre.
- Dans ce cas tu ne te pendras pas.
Isa leva des yeux pleins d'espoir sur elle. Selen ne pouvait pas l'abandonner ainsi. Après tout elles étaient cousines ; elles avaient été élevées ensemble, et partageaient mathématiquement parlant 25% du même sang.
Elle savait que pour ces 25% là, Selen se battrait pour elle, et c'est dans cette optique, qu'elle rédigea, les doigts tremblants, sa touchante lettre de suicide.
Elle ignorait en revanche comment Selen se battrait.
Et c'est pourquoi, lorsque celle-ci lui demanda de fermer les yeux, elle obéit.
Et c'est ainsi qu'elle sentit le poignard que Selen avait préalablement préparé la transpercer.
Elle ne demanda pas pourquoi ; puisqu'au fond, elle le savait depuis toujours, et clôt ses yeux à jamais, sous le regard d'acier de sa cousine, qui attendit, bras croisés.
Elle attendait. Isa était morte.
Mais elle s'en moquait.
Elle sourit. Invincible.
Elle était invincible.
Elle souriait toujours lorsqu'elle allongea le corps d'Isa sur son lit, et la façonna de telle manière, qu'il ne pouvait paraître que d'un suicide. Enfin, elle posa la lettre bien en évidence sur sa table de chevet, sortit par la porte de secours de l'immeuble, et jeta ses gants, préalablement nettoyés, quelques rues plus loin.

****



La main posée contre son estomac, à moitié allongée sur une colline, Aïtu promena son regard sur la ville.
Elle avait faim. Incroyablement faim.
Bien évidemment, elle avait tenté de chasser, mais apparemment, les animaux la fuyaient comme la peste, et les arbres fruitiers n'existaient que dans les films.
Elle se rendit à l'évidence : douée comme elle était, elle ne survivrait pas deux jours de plus dans la nature sauvage. Et encore, elle n'avait pas ajouté sa sainte phobie des insectes aux facteurs qui lui avaient permis de réaliser ce brillant calcul.
Il fallait retourner en ville.
Même si elle avait tué.

****



Lorsque Kayna franchit la dernière porte qui la séparait de la liberté, ce droit si régulièrement bafoué au cours de l'histoire, et qui, par deux fois, lui avait été injustement arraché, la première chose à laquelle elle pensa fut : "Bordel." Puis elle inspira un grand coup, juste de quoi remplir ses poumons d'un grand et revitalisant bol d'air riche en CO², et émit ce qui ressemblait vaguement à un cri de guerre.
- Raaaaaaaaaaaaaah.
Disons que c'est l'onomatopée qui correspond le mieux au gargouillement qui s'en échappa. Un hurlement sauvage qui reflétait parfaitement ses convictions.
Enfin, elle se gratta le nez, et décida que vingt-trois heures était une heure idéale pour rendre une petite visite à Jax et de lui apprendre l'heureuse nouvelle. Elle en profiterait pour lui donner quelques leçons sur la vie, aussi, se promit-elle, en craquant savoureusement ses doigts.
Mais avant, il fallait qu'elle fasse un petit détour chez elle pour récupérer les clés du loft de Jax. Elle préférait la méthode classique à la méthode Naith. Elle secoua la tête au nom de cette dernière, comme pour l'expulser par l'orifice de ses oreilles. Elle ne voulait pas y penser. Naith était morte. Elle ne l'avait pas sauvée.
Naith l'avait trahie. Pire encore, elle avait accusé Jax, et par sa faute, et seulement sa faute, elle avait manqué presser sur la gâchette. Elle soupira ; elle avait toujours souhaité donner l'image d'une dure à cuire, mais au final, elle demeurait bien plus naïve que toutes ces férues de romans à l'eau de rose.
Elle s'étira un bon coup et se mit en route, sans même prendre le temps de grogner sur ces idiots de flicards qui n'avaient même pas prévu de taxi. La nuit était si sombre, remarqua-t-elle, elle eut soudain l'envie d'y découper un morceau et de confectionner un nouveau cache-oeil. Il faut dire que le sien lui semblait souillé depuis qu'un autre l'avait porté.
C'est alors que la lueur d'un lampadaire la stoppa nette dans sa lancée. Non pas qu'une illumination divine l'ait soudain percutée, mais parce qu'un visage familier avait été placardé sur ce même lampadaire. Une examination rapide fut suffisante pour reconnaître le petit minois de Sha, un pincement au coeur. Malgré la photocopie en noir et blanc, elle devinait des yeux d'un bleu clair, et un sourire angélique. Des fleurs, beaucoup de bouquets de fleurs recouvraient le pied du lampadaire. Kayna se surprit à penser que Sha n'aimerait pas ça. Elle n'avait jamais pu vraiment la connaître, mais une chose était sûre, elle aurait été horrifiée devant tant de gaspillage. Elle s'écarta dans un soupir, et, retourna aussitôt sur ses pas. Pour une raison qui l'échappait, son estomac semblait se contracter à l'idée de partir, comme ça, sans rien faire. Elle n'aimait pas les fleurs, et était convaincue que Sha non plus. Elle pourrait faire un petit discours, mais les mots, c'est pas son truc. Alors, elle décrocha avec une certaine délicatesse son cache-œil et le plaça tout aussi délicatement sous la pochette plastifiée, de sorte à ce que l'œil droit de sa sœur soit recouvert. Voilà, elles se ressemblaient un peu plus, désormais.
Estimant son travail de deuil accompli, Kayna s'étira un coup, et rentra chez elle à petites foulées. Elle eut un petit sourire nostalgique une fois arrivé, que c'était bon, la liberté. Elle passa le SAS et s'arrêta devant les boîtes aux lettres de l'immeuble, ouvrit celle à son nom, qui avait été aimablement décorée en son absence d'un magnifique "CATIN", et fut surprise d'y découvrir, non pas une pile de pubs colossale, mais un téléphone portable flambant neuf orné d'un ruban rouge. Un portable à 9 touches, avec clapet, en plus, songea-t-elle, à la fois émue et pétrifiée par ce présent. Elle hésita un instant avant de le prendre en main et l'examina, en quête d'un quelconque indice qui pourrait la mettre sur la piste de ce généreux bienfaiteur. Même si elle détestait la technologie, il fallait avouer que c'était plutôt pratique.
Elle manqua de l'échapper lorsque le portable émit une petite sonnerie. Elle reconnut le Requiem de Mozart et se sentit mal à l'aise. Elle souleva tout de même le clapet.

Vous avez reçu un nouveau message.



Un nouveau message ?
Elle s'empressa de l'ouvrir, et ne comprit pas immédiatement sa signification.

BeHiNd YoU



Derrière... toi ?
Elle eut juste le temps de faire volte-face et de découvrir le visage de son bienfaiteur, avant que celui-ci ne l'assomme. Un coup suffit.
Il ramassa le portable qu'il avait glissé dans la boîte aux lettres, et jeta un regard sur le corps de Kayna, pitoyablement effondré à ses pieds.  

King's Game : le jeu infernalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant