Chapitre 1

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Chapitre I

"Grace was his, and the white purity of boyhood, and beauty such as old Greek marbles kept for us. There was nothing that one could not do with him. He could be made a Titan or a toy. (...)He would seek to dominate him - had already, indeed, half-done so." (The Picture of Dorian Gray, Ch. III)

Il était tard. Lord Henry et Dorian avaient quitté l'opéra, et sur la proposition du Lord, ils s'étaient rendus dans une tabagie, afin, selon les dires d'Henry, de « trouver dans les vapeurs d'ivresse du pavot un nécessaire apaisement à la stimulation excessive que l'extase du chant lyrique avait produite sur leurs nerfs ».

- Nous souhaiterions une chambre privée, indiqua le Lord en tendant son chapeau et son manteau de fourrure au portier. Dorian l'imita dans un mouvement gracieux.

- Bien sûr, Milord, répondit le portier avec une courbette obséquieuse.

D'un claquement de mains, il appela un autre employé qui se chargea de guider les arrivants. Ils ôtèrent d'abord leurs élégants souliers pour passer la paire de babouches légères qu'ils avaient pris soin d'emporter. Puis ils suivirent l'homme à l'intérieur de l'établissement. Dorian passa avec Lord Henry dans la lumière fuligineuse des lustres, sillonnant entre les matelas plus ou moins masqués de lourds rideaux. Des clients hébétés par l'opium y gisaient, la pipe à la main. Comme toujours, Dorian se sentit étrangement grisé par cette atmosphère sordide. Il y percevait malgré lui quelque chose d'étrangement attirant. Peut-être était-ce simplement le parfum opiacé du danger, la fascination exercée par l'interdit sur les esprits mortels ? Il se demanda soudain si ce n'était pas là ce qu'il avait ressenti la première fois qu'il avait rencontré Lord Wotton. Ses paroles enchanteresses l'avaient enivré à la manière d'un philtre. Il s'était précipité vers lui comme un papillon dans une lampe...mais il ne s'était pas brûlé. Il lui semblait seulement avoir abandonné sa chrysalide dans l'atelier de Basil Hallward par un jour de juin. Il continuait à voltiger dans la sphère d'influence d'Henry Wotton, papillon de jour ou de nuit, mais sans craindre de voir trop tôt ses ailes splendides se ternir et se froisser. Le vœu dément qu'Henry lui avait soufflé dans le jardin d'Hallward quelques mois plus tôt avait été exaucé. Lui seul, Dorian, connaissait la vérité. Il resterait jeune et magnifique, pendant que le portrait que Basil Hallward avait fait de lui porterait la hideur de ses fautes et de sa vieillesse. Mais quelles fautes, après tout ? Il n'avait pas fait boire à Sybil le poison qui l'avait tuée. Il n'avait pas forcé ces autres femmes à s'offrir à lui. Quant à la drogue...il ne mettait en jeu que sa propre lucidité. Il pouvait bien profiter de ses vingt ans pendant qu'ils étaient encore réels. Lord Henry ne le dominait que parce qu'il l'acceptait. Il lui plaisait de laisser jouer à son ami ce rôle de mentor, car il aimait l'entendre parler. Il aimait cette voix musicale qui transformait l'existence en jeu, en art, et qui ôtait tout leur poids aux remords.

- Hé bien, Dorian, murmura justement Lord Wotton à son oreille. Vous voici bien songeur ! Rien de trop sérieux, j'espère. Prenez garde : comme je l'ai souvent constaté, la beauté disparaît là où une expression intellectuelle apparaît.

- Oh, ne craignez rien, Harry, répondit Dorian en riant. Mes pensées ne m'exposent à rien de ce genre.

« Non, ne craignez rien, Harry, » songea-t-il. « Vous avez bien fait votre travail. Vous m'avez appris à redouter de perdre ma beauté, et grâce à vous et à Basil elle sera toujours intacte. »

Ils étaient arrivés à l'étage, réservé aux clients les plus fortunés. L'employé ouvrit une porte et s'effaça pour les laisser passer. Le cadre était plus reluisant qu'au rez-de-chaussée. Deux matelas de duvet couverts de courtepointes brodées, un guéridon d'ébène et deux lampes à l'éclat rouge composaient un cadre assez raffiné pour deux gentelmen en maraude. Un bouquet de roses jaunes dans un vase de porcelaine était posé sur le guéridon, avec la boîte qui contenait la drogue, des aiguilles et une bougie. Deux longues pipes à opium, également en porcelaine, les attendaient sur un reposoir de style oriental. Lord Henry ôta le loup de velours noir qui recouvrait le haut de son visage et le jeta sans façons sur un des matelas où il s'assit. Dorian voulut se débarrasser de son propre masque, mais le nœud était trop serré pour qu'il parvienne à le défaire. Ses doigts fins bataillèrent un moment, avant d'être recouverts par les mains de Lord Henry, qui s'était levé d'un mouvement léonin pour se glisser derrière lui.

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