Chapitre 4

31 1 0
                                    

Chapitre IV

"I am sick of women who love one. Women who hate one are much more interesting." (The Picture of Dorian Gray, Ch. XVI)

Basil Hallward n'avait jamais commis l'erreur de prendre Victoria Wotton pour une écervelée. Sans doute parce qu'il la connaissait depuis le jour de son mariage, et qu'il savait précisément à quel moment, au cours des années de désastre conjugal qui avaient suivi, elle avait décidé de se faire passer pour telle. Puisque son mari l'interrompait ou la reprenait chaque fois qu'elle essayait de tenir des propos sensés dans une conversation intéressante, puisqu'il la rabaissait publiquement en prétendant se servir d'elle pour illustrer ses traits d'esprit sur les femmes (lesquelles se résumaient pour lui à deux caractéristiques principales : leur qualité de « sexe décoratif » et leur vacuité intellectuelle) ; puisqu'elle avait essayé sans succès d'obtenir de sa part plus d'estime et de respect, et attendu en vain que certaines des connaissances d'Henry prennent ouvertement son parti contre lui, elle s'était résolue, avec une apparente résignation, à se conformer à l'image que son époux donnait d'elle. Sa grande victoire avait été de parvenir à rester elle-même derrière ce personnage qu'elle jouait, et cela même lui donnait sa liberté. La liberté de tout écouter et retenir sans qu'il y parût, et d'en deviner bien plus que ce qui était prononcé à haute voix. La possibilité, aussi, d'aller et venir à sa guise dans Londres sans que son époux eût l'idée de contrôler ses déplacements. Sans qu'il se doutât qu'elle était elle-même en mesure de le suivre à la trace. Au début, bien sûr, elle avait souffert de ce qu'elle découvrait ainsi. Elle avait été éprise de son mari, peu de temps sans doute, mais assez pour éprouver jalousie et chagrin en apprenant ses premières infidélités. Ensuite, quand ses sentiments pour lui s'étaient effacés, il ne lui était resté que l'humiliation et la rage. La certitude d'être la fable de toute la bonne société qui commentait à mots couverts les dernières conquêtes supposées d'Henry. Elle se trouvait souvent assise à côté des femmes en question, mourant d'envie de leur crier qu'elle savait très bien ce qu'il en était, et de leur faire ravaler leur sourire dédaigneux avec leur bouchée de petit four. Et puis peu à peu, elle avait cessé de s'en soucier. Elle avait laissé glisser ce poids de ses épaules comme une cape au retour du bal. Elle s'était occupée d'elle-même, et avait profité de son temps libre pour faire ce qui lui plaisait. Elle avait joué à retomber amoureuse, sans jamais laisser le piège se refermer complètement. Un pianiste, un voyageur, un étranger, un autre pianiste...elle appréciait cette instabilité sentimentale, cette illusion de légèreté et d'ivresse loin de la morne routine conjugale. Elle menait une vie d'oiseau un fil à la patte, et s'efforçait d'allonger ce fil autant qu'elle le pouvait, en espérant avoir un jour le courage de le rompre. Le courage de porter la tête haute le statut de divorcée. Parfois il lui semblait vivre deux existences distinctes : celle où elle était cette pauvre Lady Wotton et celle où elle était simplement Victoria. Il n'existait qu'une seule personne qui fasse véritablement le lien entre ces deux identités : Basil Hallward. C'était ainsi, depuis qu'un jour de septembre il était venu chercher Henry chez lui et n'y avait trouvé que Victoria en pleurs sur le sofa. Gêné, Basil avait balbutié des excuses et voulu sortir ; mais elle lui avait dit de rester. Elle avait parlé, parce qu'elle n'en pouvait plus ; et il l'avait écoutée. Elle avait soudain éprouvé le sentiment merveilleux d'être comprise. Basil n'avait pas pour autant vilipendé son époux ni renié son amitié pour lui. Il avait simplement accepté de prendre en compte un autre point de vue. Il avait accordé valeur et intérêt à celui de Victoria, et la jeune femme n'avait jamais oublié. Leurs rencontres étaient devenues régulières, facilitées par les retards constants d'Henry. Jusqu'à l'arrivée de Dorian. Henry s'était préoccupé quasi exclusivement du jeune homme, et Basil avait renoncé à plusieurs visites par peur de rencontrer Gray chez les Wotton. Victoria avait fini par comprendre pourquoi il l'évitait ainsi. Elle s'était mise à détester le nouveau protégé de son mari, et l'une des raisons de cette antipathie était l'éloignement d'Hallward. Ce n'était pas la seule raison, cependant.

Une touche de lumièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant