24 heures avant la fin (les 5 sens)

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   L'odorat

   Des fragrances d'essence, de fumée lourde saturée de vapeurs plastiques. Une odeur de pneus brulés et le gout du sang dans ma bouche. Le hurlement d'un gyrophare me vrille les tympans. Je sens des milliers d'insectes grouiller sur ma peau. Leurs pattes sécrètent un suc qui me consume jusqu'à l'os. Je rugis de douleur.
   "Monsieur !"
   " Monsieur ! Vous m'entendez ?"
   Je me débats, me tortille désespérément, essayant d'échapper aux brulures.
   "Monsieur, essayez de vous calmer. Ne bougez pas ! On va vous sortir de là"
   Des mains m'immobilisent. Je me débats de plus belle.
   "Il faut le sortir de là, dépêchez-vous "
   "Je... Je ne peux pas, il est collé au siège !"
   Les insectes me tirent. Des fragments de ma peau se déchirent. Ils me promettent la paix. Je les laisse m'emporter, je me sens bien.
   "C'est bon. Il est dégagé. Civière !"
   " Le pauvre il n'a presque plus de peau dans le dos"
   " Il va s'en sortir. Il le sait, regarde, il sourit. "

   De l'antiseptique. Du déodorant. L'odeur âcre et acide de la sueur. Mon réveil ne fut pas agréable. J'avais quitté l'inconfort de ma grotte pour me trouver emprisonné dans mon propre corps. Le bip immuable de l'électrocardiographe pour seule distraction. Je me réfugiais dans l'évocation de souvenirs plaisants.
   Las. Il n'y avait que le vide. Effacé le sourire aimant de ma mère, mon premier flirt, mes premiers pas, toutes ces premières fois qui restent gravées à jamais dans votre mémoire et définissent l'être que vous allez devenir ; je contemplais, effaré, une plage de sable infinie, plate et monotone. J'aperçus au loin une tour qui dominait toute la plage. Je me projetai à son pied d'une pensée et me mis à gravir les volées de marches. La clarté semblait reculer à chaque étage pour laisser place à des ténèbres angoissantes. Je me trouvai face à une porte sur le dernier palier. Un ouvrage robuste, ornementé d'un heurtoir à tête de gargouille. Des filaments de noirceur s'échappaient de sa gueule béante.
   Je tendis la main, prenant garde d'éviter les filaments et frappai trois fois. La porte s'ouvrit dévoilant une pièce circulaire. Un gigantesque téléviseur s'étendait sur tout le pourtour du mur. Un magnétoscope reposait sur une commode et je découvris une cassette vidéo. Sur l'étiquette, juste un mot : "Souvenirs". Il avala la cassette d'un cliquettement sinistre et la neige m'engloba. Le visage de Claire se projeta à l'infini, ses yeux bleus me fixaient emplis d'amour. Je sentais presque la chaleur de sa peau, son souffle léger, la caresse de ses mains. Puis.

   Un plan serré sur une main qui tient un révolver. Sa gueule tourne lentement pour faire face à la caméra, face à moi. Le canon avale toute l'image et je sombre dans son méat opaque.

   Une détonation retentit, je sursaute et sens toute la tour vibrer sous la puissance du coup. Je vois la balle se propulser, poursuivie d'un nuage de flammèches. L'objectif suit la balle.
Gros plan sur le visage de Claire. Son sourire se fige puis se transforme en un "O" muet de stupeur.
   Son crâne explose. Je hurle.
   La bande se rembobine. Ralenti sur le crâne de Claire qui explose. Des fragments d'os se détachent au ralenti. Son sourire ... la balle qui sort du canon... la détonation.
La même scène se déroule encore et encore tout autour de moi, variant les angles de prises de vue, les ralentis, les arrêts sur image.
   Je hurle sans discontinuer.

   Un cliquètement de pattes sur la pierre, l'odeur des embruns salés. Je suis de retour dans ma grotte. Et malgré la faim, l'emprisonnement éternel, ma position inconfortable, je souris au crabe qui me regarde.
   Oh oui! Je lui souris.

Le Monstre et moiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant