Oh dieu qu'il m'est difficile de vous narrer par le détail ce que mon fils me transmit ce jour maudit. Qu'il me fut difficile d'écouter son récit et de découvrir l'être abject que j'étais, que je suis peut être, de comprendre, horrifié le calvaire que devînt ça vie, dénaturée à mon contact. Et qu'il m'est difficile de reconnaître tout cela, tout ce que je suis. En couchant l'horreur sur le papier, j'accepte ce que je suis.
Une feuille d'érable se détacha de son arbre. La petite bise la fit tournoyer autour de nous en une ellipse dont nous étions le centre. L'ellipse devînt une spirale qui se contracta lentement autour de nous et tandis que sa chute nous enserrait de plus en plus dans sa spirale , je sentais l'air s'alourdir, les bruits de la nature s'étouffer, ma respiration se suspendre. Elle se posa sur le sol dans un silence assourdissant.
Il commença son récit.
Je n'étais encore qu'un petit garçon, incapable d'appréhender la vie de mon propre regard, à peine en âge de nouer seul les lacets de mes chaussures à condition de bien me concentrer. Nous étions à table pour le dîner, maman, moi et mon père. Je relevais avec peine toute la dureté du mot "père". Nous mangions de la purée. Je ne me souviens pas de la viande qui l'accompagnait, puis qui s'en soucie ? Ce que je sais et qui restera gravé dans ma mémoire jusqu'à la mort c'est qu'il y avait de la sauce tomate. Je suis incapable d'en manger d'ailleurs depuis ce jour. L'odeur de la sauce tomate me donne la nausée et la purée... Mais revenons plutôt à ce repas. Maman m'a dit de faire attention de ne pas en renverser, ça tâche le sauce tomate. J'ai hoché la tête et lui ai sourit.
J'ai porté la cuillère à la bouche en faisant bien attention. J'étais encore un petit garçon prêt à tout pour faire plaisir à ses parents. Ma main tremblait un peu. Mon père m'observait en oblique. Je n'avais pas encore appris à déceler la fuite de son regard. Comme une étincelle qui s'éteignait dans ses yeux avant que la fureur ne le submerge. Tu fumais une cigarette un peu comme celle ci. Je louchais sur la sienne tentant en vain d'accommoder. J'ai ouvert la bouche, engloutit la cuillère, puis j'ai éternué, éjectant un nuage de pâtes et de sauce tomate. C'est maman qui a tout reçu sur elle. Elle s'est tournée vers moi, mi-fâchée, mi-amusée, puis s'est figée. Elle savait ce qu'annonçait la vacuité de ton regard. Le monstre arrivait. Sans artifice, sans autre signe que le vide de ton regard. Ta main a franchi l'espace de la table qui nous séparait. Tu as saisi la mienne. J'ai senti mes os frotter les uns contre les autres sous l'étreinte de ta poigne. Tu m'as juste dit : "il faut que tu apprennes à te maîtriser". Le dos de ma main s'est écrasé contre la table. Tu as levé son extrémité rougeoyante à hauteur de mes yeux. Je les ai baissés suivant sa course. Elle était tellement proche de mon avant-bras que j'en sentais la chaleur sur ma peau. "Maîtrise-toi". M'as-tu ordonné à nouveau. La chaleur s'est intensifiée. Ça brulait vraiment! Tes yeux vides me fixaient. J'étais prisonnier de leur vacuité. La chaleur est devenue insupportable. J'ai hurlé. Tu m'as lâché la main et ma giflé. J'étais à moitié sonné. La table vacillait, la pièce tournait. Le seul point fixe était le vide de tes yeux et la douleur qui me transperçait. L'étau s'est resserré sur ma main. J'ai laissé la pièce et le monde tourner autour de moi donnant libre cours à mes hurlements tandis que braise et peau se mélangeaient en une fusion contre nature.
Le silence.
Je laissai le temps s'écouler. La feuille d'érable se racornit sur le sol. Des herbes folles envahirent peu à peu l'allée. Je laissai mon fauteuil éreinté par la rouille. Des racines s'entremêlèrent aux roues. Une laie élut domicile à quelques pas de moi, à quelques tours de roue. Elle s'agita, secouée par les spasmes de l'accouchement. Les marcassins d'abord aveugles vinrent s'ébattre jusque sur mes pieds recouverts de ronces. Ils grandirent puis se séparèrent prêts à fonder une nouvelle harde. Les ruines de l'hôpital s'écroulèrent en un fracas silencieux. Bien des siècles s'écoulèrent.
Une larme me quitta et s'écrasa sur ma main intacte.
VOUS LISEZ
Le Monstre et moi
Mistério / SuspenseUn homme se réveille dans un lit d'hôpital totalement amnésique. On lui apprend qu'il a été accusé du meurtre de sa femme. Persuadé qu'il est innocent il fera tout pour découvrir la vérité.