Le Monstre et moi

23 heures avant la fin

La sentence.

   Ils me cajolèrent, me félicitèrent, comme si le simple fait de n'avoir pas voulu mourir consistait en un exploit. Je voyais bien que derrière ces congratulations se cachait une fierté qui rejaillissait sur eux. J'avais juste refusé de mourir, la belle histoire! Une petite brune un peu trop forte, aux cheveux coupés en carré, se pencha sur moi, ses lèvres effleurèrent ma joue, un fragile papillon me butina. Je reconnus mon ange du réveil, elle me sourit:

   "Bon retour parmi nous!"

   Celle-là même qui quelques minutes plus tôt me condamnait à l'enfer me dévisageait amoureusement. Un plop de bouchon de champagne qui saute.

   "À Lazare et la résurrection."

   Je tournai la tête de quelques degrés, tout ce que mes muscles rouillés me permettaient et les gratifiai d'un sourire. Disons qu'un coin de ma bouche se releva, l'autre refusant de participer à la petite fête. Un sourcil s'arrondit vaguement et ma joue se creusa davantage. Simulacre de sourire. Je sentis un filet de bave me couler sur le menton. Parfait! Quel tableau! Je me souvenais de ces paraplégiques croisés au détour d'un trottoir à qui on ne pouvait s'empêcher de lancer un regard discret, avant de se détourner, quelque peu mal à l'aise. Je devais faire peine à voir. Je riais et mon rictus s'aggrava. Ils n'en avaient cure, à peine s'ils me jetèrent un coup d'œil. Les verres s'entrechoquèrent. Les rires fusèrent.

   Mon ange de réveil s'approcha une nouvelle fois de moi, ses yeux pétillaient d'affection, de joie et de trop d'alcool sans doute. Elle plongea un doigt dans sa coupe de champagne et l'approcha de mes lèvres. J'étais subjugué. Mes yeux focalisèrent la goutte qui s'y accrochait. Mon univers se rétracta. J'observais de fines bulles s'égayant dans l'espace sphérique, tandis que d'autres suivaient les sillons sinueux de ses empreintes digitales. Son doigt se posa sur mes lèvres, puis d'autorité en força l'intimité. Ma langue, petite limace recroquevillée, s'éveilla à son contact. Le goût me submergea. Un début d'érection m'ébranla le bas ventre et mes yeux se perdirent dans la naissance de son décolleté. Une explosion de saveur, la première depuis mon régime contraint de crabe mal cuit.

   "Depuis combien de temps suis-je ici?"

   Je croassais. Une bouillie sonore s'échappa de mes lèvres, avalant la moitié des consonnes. Elle me fixa interloquée, de l'incompréhension ornant son magnifique visage. Je me concentrai sur mon élocution et réitérai.

   "Depuis combien de temps suis-je ici?"

   Je détachai les syllabes avec application. Elle se pencha sur moi me subjuguant de son parfum .

   "Vous êtes arrivé ici en 1987 suite à un accident de voiture, vous vous souvenez ?"

   Je retrouvai dans un flash l'odeur de pneus brûlés, la chaleur sur ma peau et le hurlement des sirènes d'ambulance. J'avais du sang sur les mains qui n'était pas le mien. Oh oui je me souvenais. Une sensation d'urgence. Je fuyais quelque chose, je crois. Plongé dans le passé, mon cerveau n'enregistra pas tout de suite la phrase suivante. Je pense surtout, après vingt-trois heures de recul, qu'il refusa de l'analyser.

   "Vous souffriez d'une grave commotion cérébrale, on vous a opéré d'urgence, mais vous êtes tombé dans le coma. Nous sommes en 2017. Bienvenue dans le futur."

   Je mis du temps à associer les deux dates. Puis tout devint clair. Mon autoroute synaptique retrouvait un peu de sa fluidité. Deux chiffres me déchirèrent, me retournèrent, oblitérant la majeure partie de ma vie.

   Trente ans, j'avais passé trente ans dans ce lit d'hôpital.

   Je me mis à hurler et hurler encore, ma bouche tordue arrosant de bave toutes ces blouses blanches abreuvées de champagne. Dans un coin de ma tête, je savourai cette voix retrouvée. Je laissais mes muscles s'exprimer, m'agitant de mouvements sporadiques.

   Trente ans!!!

   Mais bon sang, j'avais donc 65 ans. Je n'étais plus qu'un vieillard ayant perdu la moitié de sa vie

   Alors je hurlais et hurlais encore au rythme des soubresauts de mon corps mobile.