Naissance et vie d'un psychopathe

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  Rencontre



   Le bedeau observait la pluie sur la ville du haut du clocher de l'église. Une marée de parapluie de toutes les couleurs formait un arc en ciel ondulant sur les trottoirs de la rue en contrebas. Un parapluie jaune s'arrêta. Une jeune femme en tailleur strict marqua un temps , avant de s'éloigner précipitamment du trottoir. Une DS flambant neuve roula sur la flaque d'eau, projetant ses miasmes boueux sur les passants et manquant de peu la jeune femme en tailleur. Elle poursuivit sa route et croisa un homme à la quarantaine épanouie, au sourire forcé de vendeur électroménager qui la dévisagea sans vergogne, ponctuant son manège d'un léger hochement de tête appréciateur. La pimbêche l'ignora. Il se tourna légèrement, le temps de s'offrir un dernier regard, haussa les épaules en pensant à sa femme qui l'attendait à la maison. Vingt années de mariage, une passion fougueuse développée sur les vestiges de la guerre vite remplacée par la platitude du quotidien, les matins bigoudis-masque de beauté, les soirées feuilleton radio-journal sur canapé, le sexe vite fait-bien fait et tendres mots oubliés. Il avait besoin d'un verre. Il tourna au coin de la rue, se dérobant à la vue du bedeau et replia son parapluie face au Café des Champs.

   La façade d'un vert pastel, sans doute pour évoquer la couleur des champs, s'écaillait sous les assauts du temps. Cependant les fenêtres aux carreaux sans tâches, le paillasson sans traces de boue malgré la pluie, dénotaient la bonne tenue de l'endroit. Il entra, égoutta son parapluie sur le seuil au son de la cloche annonçant l'arrivée d'un client et alla s'accouder au comptoir. Un jeune homme essuyait des verres. Un échalas qui avait sans doute grandi trop vite. Trop grand, trop maigre, un nez un peu trop proéminent, des cheveux bouclés en bataille qui ne toléraient comme seule coiffure qu'un coup de main aux doigts en peigne et des yeux clairs qui s'immobilisèrent sur le nouveau client. Des yeux magnétiques, entre le gris et le bleu que le client envia tout de suite. "Si j'avais des yeux comme cela, j'en lèverais des minettes". Il commanda une Suze au garçon qui jeta le torchon sur son épaule et se tourna vers les bouteilles.

   Le regard de l'homme à la quarantaine passé, à la femme-bigoudis et soirées-canapé se riva sur le verre qui se remplissait de liquide doré. Il le lampa d'un coup, savourant la brulure de de l'alcool et le gout de la gentiane sur sa langue, reposa le verre avec violence sur le comptoir et en recommanda un autre d'un seul mouvement de l'index. Le goulot s'approcha du rebord du verre. La cloche sonna. Elle entra. Une demi-douzaine d'étudiants bruyants la suivait. L'un d'eux portait une guitare en bandoulière dans le dos ornée d'un colibri, une blonde aux cheveux longs attifée d'un short qui laissait émergeait la naissance de ses fesses, jeta son dévolu sur la banquette de la table du coin où elle s'allongea en pouffant tandis qu'un autre la poussait pour se faire une place. Elle. Elle s'assit sagement sur la chaise la plus éloignée du groupe, sans pour autant s'en démarquer vraiment.

   Le jeune homme, torchon sur l'épaule, bouteille de Suze à la main, verre vide sur le comptoir, patient impatient de le voir se remplir, aux yeux magnétiques, reçut comme un coup de poing dans l'estomac. Il ne remarqua pas sa mâchoire chevaline, ses formes un peu trop rondes et ses lunettes écaille de tortue qui lui mangeait la moitié du visage. Il croisa son âme en ce jour et comprit avec certitude que son existence ne serait que vacuité s'il ne la vivait pas à ses côtés.

   Elle extirpa un livre de son sac kaki issu d'un surplus militaire, ôta la plume qui en marquait la page et s'y plongea. Mais avant, juste avant que son regard n'atteigne les premiers mots de l'ouvrage, juste avant que la Suze ne s'écoule dans le verre du soiffard, juste avant qu'une goutte de pluie ne s'écrase sur le sol et qu'une autre encore martèle le toit du bistrot, ses yeux croisèrent ceux du jeune homme.

  Et s'il est possible qu'un sourire puisse se former en une microseconde, s'il est possible qu'en un échange de regard puissent s'échanger toutes les promesses du monde, c'est ce qu'il se passa.


                                                                  Ils s'étaient trouvés.


Le Monstre et moiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant