22 heures avant la fin

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La clairière


Nous déambulions dans le parc de l'hôpital, moi roulant, lui poussant mon fauteuil d'infortune. Tout me semblait un peu irréel et vaporeux à travers le filtre des calmants. J'étais éreinté, ma petite crise d'hystérie m'avait vidée et j'arrivais tout juste à tourner la tête pour admirer les arbres séculaires qui nous entouraient. Dieu ! Qu'elle m'avait manqué cette nature. Tout ce dont je me souvenais était une enfilade de jours sans fin ponctuée par le flux et le reflux de la marée et mes repas de crabes mal cuits. J'inspirais à pleins poumons, indifférent à la douleur qu'avait laissée le tube en se retirant.

Mon fils me poussait. "J'ai des choses à te dire" fut tout ce que je pus tirer de lui. Alors je le laissais me diriger sous la verte ramée, mon corps tressautant au rythme des graviers de l'allée. Nous nous arrêtâmes. Il me fixa longuement avant de sortir un mouchoir de sa poche et d'essuyer la bave à la commissure de mes lèvres. J'avais toujours beaucoup de mal à contrôler les muscles de ma bouche et les calmants ne m'aidaient pas.

Nous étions dans une clairière. Un chêne trônait solitaire aux côtés d'un banc de pierre. Une légère brise me caressa le visage. Je fermai les yeux. Un oiseau lança quelques trilles, un autre lui répondit deux tons plus bas. J'entendis le bruissement des feuilles agitées par le vent, je sentais l'humus, ses effluves de rouille m'entrainaient. Mes sens m'étourdissaient. Ou peut-être n'était-ce que la drogue des calmants dans mes veines.

Je rouvrais les yeux. Un avant-bras d'ébène au premier plan. Son visage un peu plus loin. Diminué sur mon fauteuil, il me paraissait bien grand se fils que je ne connaissais pas. Son avant-bras était musclé sous le pull fin à manches longues qu'il portait. Je distinguais sans peine le renflement de son biceps. Il décala mon fauteuil et s'installa face à moi sur le banc de pierre. Je m'attardai sur les traits de son visage. Il devait avoir la quarantaine ou guère moins, une face agréable au menton rasé de près, des cheveux coupés tellement courts qu'on les voyait à peine friser et des yeux qui me fouaillaient jusqu'à l'âme. Sombres. Durs. Déterminés.

Il me présenta à nouveau son avant-bras. Releva sa manche et attendit. Je suivis le contour de sa main brune et forte et tombai sur une cicatrice en forme d'estafilade qui remontait du poignet jusqu'au coude laissant un sillon de chair rose sur fond halé. Des entailles sur le poignet coupaient le passage des veines comme celles que l'on peut se faire après une tentative de suicide. J'observais également des cercles d'un centimètre de diamètre d'un ton plus clair que sa peau brune. Des brulures de cigarettes ! Je ne pouvais y croire ! Il me prit la main d'autorité, ma première réaction fut de me débattre mes mes muscles ne m'obéissaient pas, après un tiers de siècle dans le coma je tenais surtout du légume. Il suivit le contour de chaque cicatrice, mon doigt se rétractait à son contact, je me révulsais d'horreur, j'étais furieux ! Qui pouvait avoir fait tant de mal à mon fils ? Qui l'avait torturé de la sorte ? Je vouais déjà son âme maudite à tous les tourments de l'enfer. Il me fit tâter la paume de sa main striée de crevasses et de boursouflures. Je détournais la tête, malgré les protestations de ma nuque roide.

Sa main se posa sur mon crâne, m'immobilisant. Je louchais sur les cicatrices circulaires, mon nez frôlant son avant-bras. Je balbutiais :

__ Mais qui t'as donc fait ça ?

__ Tu... Tu ne t'en souviens pas. Je lus la stupeur sur son visage.

Un sourire froid me répondit.

__ Mais toi Père. Mon très cher Père.

L'ironie et la froideur de chaque mot me transpercèrent le coeur. Il fouilla dans ses poches et alluma une cigarette. Il souffla dessus jusqu'à ce que la braise rougeoie puis la tint devant mes yeux entre le pouce et l'index. Son doigt et le mien caressèrent les marques qui ponctuaient l'avant-bras qui tenait la cigarette. Je ne pouvais pas détourner le regard de l'incandescence.

__ Laisse-moi te raconter l'histoire de celle-ci, cher père.

Je regrettai alors ma grotte et la chair de crabe.


Le Monstre et moiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant