Le Manoir.

A dix heures précises, les garçons devaient se retrouver dans la cour, derrière la bâtisse, en tenue. C'était la règle. En réalité, la 'tenue' ne consistait que d'un t-shirt blanc et d'un pantalon noir ample dans une matière flexible, qui leur permette un certain confort dans leurs mouvements. Et Richie arrivait rarement à l'heure. Pourtant, les rares fois où elle s'était tenue avant eux sur les gravillons beiges qui recouvraient le sol autour de son Manoir et s'était rendue compte qu'ils étaient en retard, elle leur avait concocté une punition des plus amer, entre pompes et exercices de maîtrise des éléments, elle leur avait vite fait passer l'envie de manquer encore de sérieux. C'était comme ca que les choses fonctionnaient au Manoir: les apprentis se devaient d'être irréprochables. Mais Richie n'avait pas ce genre d’obligations. Après tout, ce n'était pas elle qui avait besoin d'un quelconque entrainement. Richie était une jeune femme à la longue chevelure blonde et souple. Ses yeux d'un bleu clair et pur semblaient pouvoir lancer des flèches à tout moment. Malgré sa petite stature, elle imposait le respect partout où elle allait. Peut-être était-ce du à son port de tête droit, peut-être les garçons étaient-ils juste impressionnés par l'immense étendue de son savoir. En tout cas, il ne leur serait jamais venu à l'idée de remettre en question son autorité. Son vrai nom, c'était Norah. Norah Richardson. Mais dans une société dépourvue de toute sécurité, il ne faisait pas bon être une femme. En réalité, seuls ses apprentis connaissaient son vrai visage. Elle ne sortait du Manoir que grimée. Tout le monde la connaissait sous le nom de Richie, un diminutif de son nom de famille, tout simplement. De cette manière on ne pouvait pas savoir, par la simple énonciation de son nom, qu'elle était une femme. Même les garçons l'appelaient Richie. A vrai dire, seul l'un d'entre eux connaissait même son nom complet. Le plus âgé. Cela faisait maintenant plus d'un an qu'il étudiait au Manoir. Louis, en fait, était à peine plus jeune que Richie. Mais elle avait accepté de l'accueillir parce qu'elle avait vu en lui une impressionnante volonté d'apprendre. Après tout, Le Manoir, bien qu'il soit devenu une sorte d'orphelinat spécial, restait une école et Richie un professeur. Louis voulait tout apprendre, tout comprendre, maîtriser toutes les techniques et assimiler tous les savoirs. Pour la plupart des étudiants Le Manoir était une passerelle. Ils y passaient quelques semaines, apprenaient une ou deux techniques en stage intensif, puis s'en allaient sans se retourner. Aucun d’entre eux ne connaissait le vrai nom de Richie, et très peu avaient aperçu son vrai visage. Mais Louis semblait s’être installé définitivement et Richie avait cessé de se demander s’il partirait un jour. Il connaissait chaque recoin de la bâtisse ainsi que du parc qui l’entourait, et avait accès aux cuisines et au salon, même s’il se contentait principalement de sa chambre et des repas proposés aux étudiants. Richie lui avait ouvert l’accès aux cuisines, mais elle le soupçonnait d’être purement incapable de se faire chauffer une soupe. Louis prenait plus de cours, demandait plus d’entrainements, passait plus de temps à faire et refaire ses exercices, jusqu’à atteindre la perfection. Inexplicablement, il avait beaucoup plus de difficultés à maîtriser les techniques que Richie enseignait. Pourtant, il ne semblait jamais baisser les bras. Il travaillait avec acharnement, jusqu’à ne plus pouvoir garder les paupières ouvertes sur ses yeux bleu acier, jusqu’à ce que la sueur colle des mèches châtains à sa nuque, jusqu’à ce que son corps frêle, bien que finement musclé, tombe sur son lit purgé de toute énergie. Et il y parvenait. Il lui fallait plus de temps, plus d’attention, mais il finissait toujours par dépasser les résultats de tous les autres étudiants. Richie admirait son courage et appréciait son acharnement.

A cette époque, Le Manoir accueillait deux autres étudiants en plus de Louis. Bien sûr, eux aussi faisaient preuve de beaucoup de sérieux et d’intérêt. Ils étaient plus jeunes, peut-être un peu plus dissipés, et n’avaient pas uniquement rejoint Le Manoir pour des raisons éducatives. Niall, un petit blond à l’énergie débordante et Harry, le plus jeune, un grand bun maladroit, avaient tous deux perdus leur famille dans des attaques de gangs. Echappant de peu à une mort violente et sanglante, ils avaient tout perdu. Il avait fallu à Harry des semaines d’errance et de solitude avant de trouver Le Manoir et un moyen de retomber sur ses pieds. En suivant les enseignements de Richie, il apprenait aussi à se reconstruire et à envisager un avenir en dehors de l’ombre terrifiante de la mort de ses proches. Pour Niall, tout s’était passé beaucoup plus vite. Avec l’arrivée d’Harry, Richie avait ouvert les yeux sur la réalité des violences et du climat de terreur qui régnait en maître sur le monde extérieur au Manoir. Elle s’était alors tenue au courant de ces attaques. A peine quelques semaines plus tard, elle avait eu vent du drame vécu par le jeune blond, et décidé de le contacter. Désireux de vengeance, Niall avait rejoint Le Manoir dans l’optique d’apprendre à maîtriser assez de techniques pour pouvoir retrouver les vandales responsables de la mort de ses parents et les détruire. Richie avait alors décidé de mettre en place une sorte de cellule d’apaisement de l’esprit qui permettrait à Niall de calmer ses idées de vengeance, et de comprendre que ces enseignements ne devaient en aucun cas entraîner une augmentation de la violence ambiante déjà insoutenable. Niall était le seul à bénéficier de ces deux heures quotidiennes de méditation profonde, visant à canaliser et calmer sa rage. Pour Richie, c’était un poids plus que difficile à porter. A aucun moment elle n’avait imaginé, et surtout pas souhaité, devoir faire face à une souffrance aussi crue et profonde. Voir le jeune homme évoluer et parvenir à gérer de mieux en mieux sa colère et sa douleur était réellement gratifiant. Ça n’en était pas moins exténuant pour autant.