* Chapitre 1.2 : Noah *.

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Le jeune homme passa une main dans ses cheveux bouclés pour repousser les mèches qui chatouillaient son front.

Il était fatigué.

Fatigué de fuir, fatigué de ne pas comprendre, fatigué d'essayer de survivre. Le désespoir envahit sa tête, lui laissant percevoir les murmures obscures qu'il s'obstinait à repousser. C'est alors qu'elle bruissa, encore une fois.

Va.

L'homme se redressa, et regarda autour de lui.

Partout, il ne voyait que la souffrance et l'angoisse. Pourtant, il lui était impossible d'abandonner. Pas maintenant, pas après tout ce qu'il s'était passé. Pas quand il croisait ces regards, hagards, qui le fixaient avec l'espoir d'être sauvés.

Il soupira et leur fit signe de le suivre. Reprenant le bâton qui l'aidait à avancer, il se tourna vers l'horizon, fait de champs et de prés. Ils avaient quitté Paris depuis maintenant cinq jours, et avaient marché sans discontinuer.

Malheureusement, ils n'avançaient pas vite : les enfants, les blessés, les personnes âgées ne permettaient pas de dépasser les deux kilomètres à l'heure.

Devant lui s'étendait le plateau de Madrie, séparant la vallée de la Seine et celle de l'Eure. Un paysage composé de champs de colza, de coquelicot, de prés et de quelques villages épars ça et là. Un panorama magnifique, si ce n'était cette immense faille qui déchirait la terre, comme une énorme cicatrice dont il était impossible de recoller les bords.

— Où va-t-on ?

Noah sortit de sa rêverie et se tourna vers le garçon à côté de lui. Le gamin devait avoir treize ou quatorze ans, pas plus. Il avait de grand yeux noirs qui semblaient toujours étonnés, une crinière tout aussi sombre qui balayait son visage trop maigre.

Il était apparu un jour, alors qu'ils commençaient à peine leur périple. Traverser Paris avait été une gageure, un défi presque impossible à relever. La capitale en ruine résonnait des cris et des lamentations de ses deux millions d'habitants. Le tremblement de terre qui l'avait terrassé l'avait mise à genoux, l'avait mortellement blessé. Plus rien ne serait comme avant, les monuments majestueux ne seraient jamais reconstruits, les immeubles haussmanniens ne tendraient plus les bras vers le ciel, les fontaines ne jailliraient plus. La coupole du Panthéon gisait à terre, sombre géant de plomb, brisé en plusieurs fragments, écrasant tout ce qui se trouvait en dessous. Sa crypte serait ensevelie à jamais avec toutes les grandes figures qui avaient fait la France. Marie Curie, Saint-Exupéry, Dumas, Zola, Hugo, Rousseau, Voltaire, Jean Moulin... Tous disparus à tout jamais.

Noah avait été là. Il avait vu le bâtiment s'écrouler alors que les voitures descendant la rue tentaient vainement de s'arrêter.

Il ne se souvenait même plus comment il en avait réchappé. La secousse l'avait jeté à terre, et il s'était accroché désespérément au bord du trottoir, au pied d'une voiture garée. L'instant d'après, il était sous les décombres d'un immeuble, vivant, mais choqué. Le tremblement de terre n'avait pas duré plus d'une minute mais avait été d'une violence inouïe.

Autour de lui, tout était en ruine. Un silence perturbant régnait. Il n'y avait pas eu de pleurs ou de cris dans ce coin de Paris. Il n'y avait que peu de survivants, et les rares qui réussirent à se relever étaient trop hébétés pour émettre le moindre son.

Noah lui-même n'avait pas prononcé un mot pendant une semaine. La douleur — morale, non physique — avait éteint quelque chose en lui. Il avait erré pendant des heures, ne pouvant croire ce qu'il voyait : les jardins du Luxembourg engloutis, comme absorbés par le noyau de la Terre. Ils avaient laissé un creux géant de terre retournée.Les bâtiments, les immeubles, tous gisaient au sol, démantelés pierre par pierre. Puis il avait remarqué les corps, ou juste ce qu'il en restait, des traces de sang.

C'est à ce moment-là qu'il avait commencé à entendre cette voix dans sa tête. Il avait cru devenir fou, avait tenté de cacher sa folie en évitant les rares autres survivants.

Puis il avait compris.

Sa folie était sa survivance. Son salut.

Que tombent les feuilles... [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant