IV
Munich, juin 1932
Je le regarde partir depuis le pas de la porte. Enveloppée dans une robe de chambre, la plus chaude et couvrante que j'avais pu trouver dans mes placards.
Il est maintenant sept heure et demi du matin, et le soleil commence à peine à se lever, me faisant doucement accepter l'été bourgeonnant.
Il était resté chez moi toute la nuit, endormi en un rien de temps ― j 'étais juste sortie fermer le cadenas du portail avant qu'il ne soit vraiment trop tard ― personne dans la résidence ne le fait jamais.
Il se retourne brièvement avant de disparaître derrière mur.
Je lui souris, espérant qu'il m'a vue.
Je ferme doucement la porte et me dirige à la cuisine.
Je me sers deux tranches de pain, que je ne beurrerai pas, le repas d'hier ayant déjà été important, je me prépare aussi du café ― une tasse d'eau chaude et quelques cuillères de marre, rien de plus ― pas de sucre.
Le soleil est déjà haut et le salon s'illumine d'une légère lumière ondulée. Les coussins du canapé sont au sol. Il a dormi dessus. Je ne peux m'empêcher d'aller les remettre, alignés et regonflés de quelques coups de mains.
Je m'assieds sur l'accoudoir, regardant dehors, les bords de ma tasse me brûlant les lèvres plus que me réchauffant.
Il me manque déjà, ou plutôt sa présence me manque. Il n'est pas très drôle, c'est vrai, mais il me plait. Il me plait même beaucoup.
Je tourne entre mes doigts mon collier, que j'avais oublié d'enlever avant de me coucher. J'avais la tête ailleurs ― sûrement. Mon dieu : je ne parle pas souvent de vous, mais sa voix, sa voix de soldat, était si grave. Si calme, pour un homme qui avait enduré tant de choses. Après tout on l'a tous vécu cette guerre. Et on en paie les conséquences encore aujourd'hui.
Je continue de remuer mon café, une fine spirale de mousse blanche se formant au passage de ma cuillère.
J'ai envie de le revoir, de l'écouter parler des heures durant. Il parle si bien des mauvaises choses qui nous entourent. Il les rend moins dures.
Je pose soigneusement ma tasse, vide, sur le meuble de l'entrée. Et me dirige à la salle de bain. Je n'avais pas osé me laver en sa présence. Non. Ça aurait été déplacé de ma part.
⁂
J'entends ses pas, réguliers, heurter les pavés de la rue principale. Je me mets donc déjà derrière ma porte, prête. Il est dans la cours, j'entends les graviers voler sous ses chaussures. Il sonne. Je n'ose pas ouvrir, je n'attends pourtant que ça ; depuis trois jours déjà.
- Bonsoir. Dit-il.
- Bonsoir.
- Je suis désolé du retard, une affaire à régler en chemin.
- Je n'étais pas prête à l'heure de toute façon !
C'est faux. Je suis coiffée, maquillée et habillée depuis environ midi.
- Vous venez ? Demande-t-il timidement, la main tendue en ma direction.
- Oui, excusez-moi.
Je prends sa main, enjambe le portant de la porte et la referme aussitôt.
- Je n'ai pas de voiture, je suis désolé, mais je ne suis que rarement en ville alors bon...ajoute-il, gêné.
- Je ne suis pas une petite nature, je peux marcher ! Je réponds, soucieuse de le voir si inquiet.
- Je vous porterai s'il le faut. Murmure-t-il à mon oreille.
Trop prêt à mon goût d'ailleurs.
Nous marchons quinze bonnes minutes avant d'arriver devant une imposante bâtisse, dans un étonnement bon état. Décidément, les militaires gagnent de mieux en mieux leur vie. Nous montons les escaliers, soixante-huit marches exactement, deuxième étage, première porte à droite en sortant après le palier. Il m'ouvre l'appartement et je découvre une immense pièce, parfaitement meublée, nullement décorée. Non il n'y a rien. Pas un cadre, pas une photo.
- Je vis ici avec deux autres militaires, on se partage le loyer. Dit-il en allumant la lumière.
Trois hommes ? Trois hommes vivent ici ?
- Ça manque de couleur...je sais ! Mais la déco, ce n'est pas notre truc. Dit-il en m'attirant dans un couloir.
Je hoche la tête. Je serre mon sac de toute mes forces, mes phalanges en sont blanchies.
- Ma chambres est là.
Il désigne une porte ouverte, la pièce est petite, elle donne sur la rue.
- Serait-ce un crocus ?
- Oh ! Oui, je l'ai ramenée de Pologne. On en trouve plus ici. Ma mère les adorait.
- Il est magnifique.
- Je l'arrose pas trop, il tient le coup pourtant.
- Venez donc au salon ! Mes colocataires ne sont pas là ! Ça ne dérange personne.
Nous nous installons sur le fauteuil, il a pris ma veste et l'a mise dans l'entrée.
- À boire ? J'ai de la bière si vous voulez.
Je ne sais comment refuser.
Il nous verse la bouteille dans deux verres et me tente le premier. Il a enlevé son veston et remonté les manches de sa chemise aux coudes.
- Dites-moi, Nadia, vous faîtes quoi dans la vie ? Je veux dire comme travail ?
- Disons que je trouve toujours quelque chose. Je réponds, en joignant les doigts autour de mon verre, encore remplis.
La discussion se poursuit. Il me parle de ce quartier.
- Beaucoup de femmes, en tout cas en ville, se décide à vendre leurs services pour se faire de l'argent.
- Pardon ?
- Oui, enfin je veux dire, les militaires, et je parle en connaissance de cause, sont de plus en plus nombreux et la famine, elle, grandit. Faut bien quelqu'un pour réconforter les mercenaires polonais vous ne croyez pas ?
- Oui sans doute.
- Après tout, quoi de plus naturelle que l'amour ? Le désire ça nous permet de tenir le coup, c'est tout ce qui nous reste.
Il me dit ça les yeux rivés sur son verre, nerveux.
- Vous avez raison, oui.
Nous restons silencieux quelques secondes.
- Vous êtes magnifique ce soir. Déclare-t-il en posant son verre sur la petite table face à lui.
Je rougie.
- Merci, c'est gentil à vous.
- Je ne fais que dire ce qu'il en ait. Il se tourne vers moi, un bras posé sur le dossier, l'autre sur sa jambe. Le sourire aux lèvres. Il hésite sur ses mots.
- J'ai besoins d'une femme pour m'attendre à la maison. De...de douceur vous comprenez Nadia ? J'ai besoins de quelqu'un comme vous.
Je reste sans voix. Je serre tellement fort le verre qu'il manque de se briser.
Il me le prend et le pose aux côtés du sien.
- Nadia, dîtes-le-moi si je vous brusque, si je vais trop vite, je ne sais pas. Mais je ne dirais pas que je vous aime, pas encore, mais j'ai envie de vous.
Plus vite ou plusdoucement, je dirais que j'aime la direction que tout ça prend.
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L'étoile ou la croix
RomanceMoi, Philip Hartmann, je suis tombé amoureux de la plus belle femme que je n'ai jamais connu. Moi, Nadia Zehava, je suis tombée amoureuse d'un monstre. Le Nazi et la Juive