Feeling Online

#1 - Hydre de Lerne

Jour 1. 12h58.

Le début de ma croisade n'attend que de porter ses fruits, et je serai le Fils d'Adam dont les crocs se complaisent dans la chair juteuse des pommes emplies du sang de ses ennemis.

À l'aube de la rédemption de Feeling Online, monde féérique aux racines déchues, pourries, cendreuses, j'attends. Des arbres tardent d'être abattus.

12h59. Il est temps.

* * *

Je plaque le fuyard d'un violent coup. Sa tête se fracasse contre une pierre esseulée de la place du village. Un tel coup aurait dû le rendre inconscient, mais le jeu ne me laisse pas le choix : j'abats un projectile jumeau sur son crâne encore résonnant pour l'achever. Les chocs se répercutent dans mon bras. Encore, et encore, et encore.

Ciel, que ça m'avait manqué.

Une silhouette m'observe. Mes iris inhumains scrutent son faciès. Des joues imberbes. Des traits creusés. Une carrure colossale. Un kimono de samouraï. Un sabre immense.

Un bœuf.

Je ne bouge pas. Ma main bloque la nuque de mon otage. Mon bras levé s'apprête à porter le coup de grâce. En face, le curieux est intrigué. Dans la réalité, mon punchingball n'aurait plus été reconnaissable ; et pourtant, je ne sourcille pas malgré ma violence inouïe.

Ai-je un léger manque d'empathie ?

Mon audience m'observe. Impassible. Paralysée ? Le treizième guerrier en personne. Un bœuf du Pays du Soleil Levant. Un bœuf sur deux pattes...

Un minotaure.

Mon visage dissimule un léger rictus.

— Ce n'est qu'une quête, me défends-je de mon crime. Rien de bien...

Mon prisonnier hurle, castre mon plaisir de converser. Quel malotru. L'impoli.

J'abaisse mon bras.

L'explosion de pixels recouvre l'herbe d'une poussière brillante.

— ... Terrible.

Une fenêtre de butin apparait sur mon interface optimisée. Je récupère mes points d'expérience, mes pièces d'or, me relève et m'adresse au minotaure.

Il me fixe toujours. Curiosité dérangeante.

— J'ai quelque chose sur mon visage ?

— Oui... un masque.

— ...

Dommage que son allure béate ne gâche tout. Ça aurait presque pu être drôle.

— Je dois avouer que c'est surprenant de voir ce genre de quêtes dans une zone de départ. En achetant le jeu, je m'attendais à tuer des rats, à arracher des mauvaises herbes, ou à servir de courrier au premier PNJ avec un point d'exclamation jaune sur la tête...

— Les scénaristes aiment se démarquer de la concurrence.

— J'ai lu ça, oui. L'univers semble très porté sur le sexe, non ?

— Pourquoi ? Tu comptes y assouvir tes fantasmes ?

— Non, non ! Moi, je suis là pour la réalité virtuelle. J'aurais pu jouer un fermier, dans un immense champ, sous un soleil de plomb, que ma carte bleue aurait quand même chauffé.

Un nouveau joueur entre dans la partie, la fleur au fusil, débarquant en plein inconnu avec nul autre atout que sa bite et son couteau. Plein d'espoir en tête, prêt à en découdre avec n'importe quel mal sur son chemin. Un héros comme on en voit par centaines et qui, appâté par la soif du pouvoir et l'afflux d'hormones, grattera le sol à s'en briser les ongles.