Feeling Online

#2 - Au-delà du virtuel

Root Town.

Le nom en dit long : la ville aux racines d'où se propage la gangrène de Feeling Online à coups de rues et d'avenues. Tout un réseau de nerfs alimentant un organisme de foutre et de suie. Une maladie centralisée, incurable. On ne peut l'amputer sans déranger l'éthique, désormais.

Je jette un œil à l'horloge locale implémentée dans l'interface du jeu. 14h56. Aujourd'hui, je dresse le diagnostic de l'Humanité : elle meurt. Le rouge écarlate que je porte sera la blouse tâchée du sang de mes patients.

Shrrrr...

Des interférences. La piste audio brouille mon vocodeur. Une silhouette se dessine, devant moi. J'entrevois des pieds. Ils se prolongent. Bientôt tout un corps s'offre à mes yeux de saurien. De belles formes accompagnent un visage rafraichissant. Une femme. Brune. Yeux marron. Le regard inexpressif, dans lequel mon avatar miroite. Ça n'est pas stable.

Tu n'entends pas bien ? Écou--... Shrr... --te attentivement, je n'ai pas beaucoup de temps. Va dans le village Fowohatsu et entre dans le mur derrière l'égliseeeeekkrrrh... Ramène moOO--OOOooooi un [CORRUPTED_DATA_#123], ce sont des soorrrteskrrr... Krrrr... d'objets avec une apparence de pommes buggées que tu trouveras sur des démooo--...--oons pervers. Tu me les enverras par courrier en jeu au nom de "Glitch". Je peux... pl--...plus rester là jjjeeee--heueuueu... Te récompenserayyyyyrrrr...

Disparition suivie de l'annonce d'une nouvelle quête.

J'ouvre mon terminal. Le spectre a un nom : ??? ,fozpf,opzf ???. Je devrais lui demander son origine, à l'occasion. Cambodgienne ? Elfique ? Ses parents ne devaient pas l'aimer.

L'objet de mission m'intrigue. [CORRUPTED_DATA_#123].Je n'ai pas croisé de telle corruption durant la Bêta-Test. Pas à cet endroit, du moins. Les développeurs ont-ils réussi la prouesse de saboter leur jeu de plus bel en le peaufinant ?

Soit. [CORRUPTED_DATA_#123], à envoyer à une certaine Glitch par courrier. Un joueur, selon toute vraisemblance, réclamant une « pomme buggée » sur des « démons pervers ». Oui, un joueur. L'équipe de FO est rigoureuse : elle n'aurait jamais laissé une aussi pauvre réalisation en guise de scénario de quête.

Le village Fowohatsu est accessible via portail en dix minutes, d'ici. Je m'y dirige.

* * *

15h11. Je passe ma main sur les pierres de l'église. Le métal de mes gants chantonne une douce sérénade alors qu'il entre en contact avec la surface érodée de ses partenaires. Un jour de fête. Je me sens d'humeur à pianoter, emporté par la divine Sonata de Beethoven importée de ma liste de lecture ; et c'est le Clair de Lune qui guide mes doigts.

Je découvre la faille. Y entre.

Je sais ce qui m'attend derrière : le Paradis.

* * *

15h23. Pourtant, l'horloge locale et celle du royaume concordent.

Dangereux. Je n'ai pas vu le temps passer. De telles absences s'apparentent au coma.

Deux anges, au milieu de la salle. Une pièce sombre, mais pas que de contraste ; les textures des pierres de l'édifice se désagrègent à vue d'œil.

L'endroit est vivant. Beethoven semble haleter, un couteau sous la gorge ; je dois supporter la partition saccadée de l'artiste, mes options « Pause » et « Mute » indisponibles.

Blasphème.

Les envoyés des cieux ne bougent pas d'un cil. Deux zombies. Un homme et une femme, les bras ballants. Ils fixent l'autel corrompu censé être à l'intérieur de l'église. Censé. Celui-ci voit doucement ses pixels disparaître dans une teinte monochrome, en accord avec les environs.