Feeling Online

#9 - Nouveau maillon

Mes doigts atteignent une faille entre deux pierres. Les muscles de mes bras me font souffrir, mis à l'épreuve par cette ascension. Les pieds suspendus dans le vide, je finis par abandonner ma prise afin de trouver nouveau refuge ; j'use de mes membres éreintés pour m'élever davantage lors d'un ultime saut, brûlant la réserve de ma barre d'énergie ; j'active la fonction Dash de mes bottes enchantées pour me propulser sur plus d'un mètre, des particules bleues accompagnant le geste ; mes paumes s'accrochent in extremis à la base d'un balcon érodé par le vent et le temps. Je remonte, à bout de souffle.

Mes jambes enfourchent la balustrade tandis que je récupère mes forces. Potion de vigueur consommée d'une traite. Puis deux. À défaut du toit du monde, je trône sur celui de Root Town. La plèbe s'apparente à une fourmilière en état d'urgence. Les joueurs se débattent de tout côté pour foncer jusqu'à leur objectif de quête. Ils ne s'attardent pas sur les détails. Ils...

Headshot. Poussière de pixels, au loin. Joli tir. Le vingt-troisième.

L'esprit humain est complexe. On pointe du doigt des cerveaux malades lorsque ceux-ci ne se conforment pas à la norme morale, l'éthique. On s'avoue vaincu devant la folie des uns pour que les autres se sentent mieux dans leur peau. Ça nous fascine. Observer un être - pourtant si semblable ! - commettre les pires atrocités nous paraît grandiose.

Les maisons de presse en ont fait le bilan, et leurs faits divers regorgent de trouvailles en tout genre. Ils nous assaillent des aventures de tel ou tel tueur en série, tentent de quérir des réponses à des questions qu'eux-mêmes ne détiennent.

Sniper dans le clocher ! Évitez les avenues ! À couvert ! Rapportez-nous sa tête !

Posons-les-nous. Pourquoi ? Veulent-ils montrer que la vie d'un homme est ridicule comparée à une quelconque puissance suprême ? Massacrent-ils au nom de cette dernière ? Revendiquent-ils des biens qui leur sont chers ? argent ? véhicules ? Ou bien sont-ils régis par la soif de sang, unique moteur assez persuasif pour pousser quiconque à l'action ?

Coup de feu. Vingt-quatre.

Le peuple aime se dresser contre ces crimes inhumains. Même si l'homme est, par nature, sauvage ; l'éducation ramollit les instincts bestiaux de nos enfants, leur lime les crocs pour ne pas qu'ils mordent. La théorie de l'évolution. Le Darwinisme. Du conditionnement.

Jack l'Éventreur, Hannibal Lecter, John le Rouge... Le maillon branlant d'une chaîne.

C'est bourré de pièges, par-là ! Faites le tour, allez ! Dépêchez, putain !

Aujourd'hui, les citoyens de Root Town se soulèvent contre l'ennemi commun. Une quête circule depuis une heure de bouche à oreilles, de journaux en journaux : protéger le pays des attentats à son encontre. La cohue générale brasse de l'air, expédie un ménage superficiel.

Explosion, tremblement. Vingt-cinq, disons.

Chacun s'arme de sa petite pierre, esquisse une croix blanche sur son calendrier. L'homme n'a jamais trouvé meilleure animation que la lapidation ; au moins, tout le monde peut y participer. Hélas, le patriotisme ambiant pue l'hypocrisie. Ce n'est pas tant pour l'intégrité d'une nation que ces mercenaires confirmés se battent, mais bien pour récupérer la couronne de lauriers sur le cadavre du Mal Suprême, nœud de tant de mystères.

Feeling Online vient d'enfanter son premier tueur en série.

— OK, on fait ça. Ezekiel, tu fais diversion : boost ta vitesse et ton esquive. Pendant que tu te balades dans le champ de mire du psychopathe, nous, on prend la treizième rue. Puis... ouais, voilà, on escalade ce bâtiment-là, puis grimpe sur ce toit... OK, ça me semble bon. Si tu te fais descendre, essaye de ramener d'autres pigeons, puis rejoins-nous. Prêts ?