1. REPOS FORCÉ (Partie II)

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Je me relevai finalement et jetai un dernier regard à l'épitaphe :

Nidy SAVEN

09/01/1980

13/08/2016

Je n'arrivais toujours pas à croire qu'elle était morte si jeune et qu'elle nous abandonnait derrière elle, par la même occasion. Je ne lui en voulais aucunement, et d'une parce que je ne pouvais pas me le permettre, et de deux parce qu'elle n'avait pas choisi de nous quitter aussi précipitamment. Mais le fait était que nous devions désormais composer sans elle.

Je fis péniblement demi-tour, les genoux douloureux, la marque des cailloux incrustés dans ma peau — une souffrance moindre, cependant. Aucun des deux hommes de la famille ne chercha à me retenir. Je les vis se rapprocher par-dessus mon épaule, coude contre coude, s'abritant tant bien que mal de la pluie.

Mes cheveux commençaient déjà à dégoutter lorsque je gagnai la sortie du cimetière. Il n'y avait plus aucune voiture en vue, si ce n'était la vieille Bentley Arnage grise de mon amie dont le moteur tournait au ralenti, et le 4x4 de mon père. Elle m'adressa une moue penaude au moment où je m'installai sur le siège passager.

Même empreint de tristesse, son visage n'en restait pas moins beau à couper le souffle. Lage faisait partie de ces filles gâtées par la nature. Une peau légèrement hâlée, des yeux bleus, une tignasse châtain clair et un sourire éblouissant. Elle avait tout d'une jeune californienne habituée à trois cent soixante jours de soleil par an, alors qu'elle vivait à Cold Host depuis sa naissance.

Je le savais parce que Lage était ma meilleure amie, et donc qu'elle n'avait aucun secret pour moi. Nous avions grandi ensemble, traversé les mêmes cours préparatoires, nous étions toujours retrouvées dans la même classe et avions chacune perdu l'un de nos parents — point commun dont nous nous serions volontiers passées, l'une comme l'autre.

En réalité, le père de Lage n'était pas vraiment mort, ou alors, au sens figuré du terme. Il s'était sauvé peu après la naissance de sa petite sœur, ne laissant derrière lui qu'une maison neuve. Mon amie n'avait que quatre ans à ce moment-là, autant dire pas assez pour avoir un quelconque souvenir.

Quelques années plus tard, Lage était devenue une seconde mère pour Ada, ce que sa vraie mère, Nora, bénissait par-dessus tout. Je connaissais très bien Nora — aussi bien que Lage connaissait maman — et je les savais toutes deux profondément touchées par le malheur qui s'abattait sur notre famille. Les véritables amis se comptent sur les doigts d'une main — et encore, pas sur tous les doigts —, mais Lage était de ceux-là.

Je n'ignorais pas non plus que Dane sortait avec elle depuis plusieurs mois maintenant et donc qu'elle ne s'en trouvait que plus affectée. Pourtant, elle avait tenu bon jusque-là et s'était refusé à verser une larme, répétant que se laisser aller ne nous aiderait pas à nous en sortir.

— Tu es prête ? me demanda-t-elle, la gorge serrée.

Je hochai doucement la tête et nous quittâmes la place déserte. Il nous fallut une bonne vingtaine de minutes pour gagner l'hôpital — laps de temps durant lequel Lage ne chercha pas à combler le silence ni à masquer mes reniflements répétés. Nous nous étions mises d'accord la veille au soir avec mon père. Lui se sentait incapable de revenir ici pour récupérer les affaires de ma mère et j'avais besoin d'un peu de temps libre et d'espace.

Aussi, je lui avais offert de m'occuper de cette tâche, ce qu'il avait accepté, à condition que je ne m'y rende pas seule. Sachant pertinemment que Dane refuserait de m'accompagner, j'avais téléphoné à Lage. Elle y avait consenti sans sourciller, consciente que sa mère n'y verrait pas d'inconvénient. Nous étions donc convenues de nous retrouver après l'enterrement et de filer rapidement.

— Tu veux que je vienne avec toi ? suggéra-t-elle en se garant près du trottoir.

Je savais que Lage ne me faisait cette proposition que pour m'éviter d'avoir à affronter la vue d'une chambre d'hôpital vide, mais qu'elle s'en serait volontiers passé. C'était peut-être très égoïste de ma part, mais sa présence m'était vraiment indispensable.

— Si tu es sûre que ça ne te dérange pas, acquiesçai-je.

— Tu sais bien que non, me réconforta-t-elle en me prenant la main. Leaven, si tu as envie de quoi que ce soit, n'hésite pas à me le demander. Je veux t'aider. Je serai là pour toi, peu importe ce dont tu auras besoin.

— Je ne te mérite pas...

Lage se contenta de lever les yeux au ciel, avant de couper le moteur et de sortir du véhicule. À mon tour, je quittai à regret l'habitacle et courus jusque sous le porche de l'entrée. Mon amie verrouilla sa voiture à distance, puis nous passâmes les portes automatiques.

Comme chaque fois que je franchissais ce seuil, l'odeur de la maladie et des médicaments me sauta au visage. Je n'arrivais plus à supporter cette atmosphère aseptisée et ne pus donc retenir une grimace de dégoût que Lage interpréta de travers.

— Leaven, commença-t-elle en se plantant devant moi – et je ne pus m'empêcher de remarquer que nous détonions dans nos robes noires au milieu des personnels en blouse blanche. On n'est peut-être pas obligées de faire ça aujourd'hui. C'est déjà beaucoup pour une seule journée. On reviendra une autre fois, si tu veux.

— Non, refusai-je en ravalant ma nausée. Je crois qu'il faut que je m'en occupe maintenant. J'ai peur de ne plus en avoir le courage plus tard.

— Alors viens, m'encouragea-t-elle en me poussant vers l'ascenseur.



L'OMBRE DU PHENIX (Auto-édition disponible sur Amazon)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant